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peu commune aux hommes de sa race. Quoique se dît bien : J’aurai beaucoup à souffrir ! il se sentait heureux et jouissait de sa belle folie.

Une pensée lui vint qui augmenta son émotion, c’est que Mlle Bertin et lui, compagnons de jeux, inégaux de naissance, étaient presque dans la même situation que Mlle de la Tour et le fils de Marguerite. Mais aux mornes de l’Ile-de-France on ne tenait pas compte du rang. Où donc est-elle, cette terre heureuse ? Est-ce bien grand, l’Océan ? Il gémissait alors de son ignorance, puis il se reprenait en songeant que Paul et Virginie avaient eu la même éducation, tandis que Mlle Bertin ne verrait jamais en Michel qu’un inférieur et un paysan. Eh bien, puisque du moins elle l’estimait, il serait son ami, sûr, croyait-il, de renfermer en lui des impressions trop vives. Il rêva d’être le protecteur secret de Lucie, d’être fidèle toute sa vie à cet amour sans récompense et sans espoir, et dans ces heures d’enthousiasme et de solitude, en dehors du langage noté par la pensée, que ses lèvres incultes prononçaient mal, le langage de son cœur atteignit la plus haute éloquence du sentiment humain. Vers deux heures, enfin, il s’endormit. Réveillé aux premières lueurs du jour par le chant des oiseaux et par la fraîcheur du matin, il salua du regard la fenêtre de Lucie, cueillit une branche de lilas tout humide, la pressa sur ses lèvres, et la planta au milieu de l’allée, pour que le pied de la jeune fille la touchât en passant. Puis il prit le chemin de la ferme des Èves.