Page:Leo - Marianne.djvu/95

Cette page n’a pas encore été corrigée

et s’arrangea pour le lui faire savoir. Il ne refusa pas de le croire, il eut la bonté d’en être flatté. Dans son désir de plaire, elle était si aimable qu’elle lui parut charmante, et qu’un beau matin il se trouva chargé de payer un mémoire du magasin de nouveautés qui s’élevait à la somme de 275 fr. Certes, c’était bien peu pour une actrice de talent comme Armantine ; quand elle gagnerait 60, 000 fr. par hiver, elle rembourserait, toutes ces misères. Mais en attendant on ne voulait plus — les marchands sont si bêtes ! — lui rien donner à crédit, et, à moins d’aller toute nue, ce que son petit chou ne voudrait pas, il fallait bien que son petit chou la tirât de peine.

Albert, il va sans dire, n’avait pas d’argent de reste, s’étant établi sur le pied de la pension très-suffisante que lui faisait son père ; mais M. Brou, inflexible sur les comptes, ne lâchait rien au delà qu’après minutieuses justifications. Albert obtint 200 francs de sa mère, et, en homme prudent, alla lui-même avec Armantine porter cet argent au magasin.

— Vous voudrez bien nous attendre pour le reste, dit-il, et il donna son adresse.

Armantine eut dès lors un nouveau crédit ouvert dont elle usa largement, parlant beaucoup de son mari, fils d’un grand médecin de province, mais faisant tout inscrire sous le nom d’Albert et porter chez lui, où elle allait le prendre elle-même. Comme elle était contente et se dépêchait de profiter de cette bonne fortune, car on ne sait jamais ce qui peut arriver dans le ménage le plus uni du quartier Latin !

En se retrouvant à son bureau, Albert se sentit décidément indisposé contre Marianne. Qu’avait elle besoin de se mêler de telles choses ? Et comment osait-elle, même… Ce n’était pas du tout convenable, elle pouvait se faire mal juger… Il fallait convenir qu’elle avait ses idées à elle et que son caractère laissait à désirer… Hum… quand ils seraient mariés, il aurait bien quelques réformes à faire !

Cependant il relut la lettre de la jeune fille, et de nouveau se sentit ému.

… Pauvre petite ! Oui, elle m’aime bien ! Si elle se mêle ainsi de ce qui ne la regarde pas, c’est excès de cœur. Et, si elle en avait moins après tout, elle me planterait là pour un plus riche. Qu’est-ce que je vais lui répondre ?

Plaider les circonstances atténuantes pour Turquois… doucement, pourtant !… Ah ! si elle savait !… c’est qu’elle serait capable, elle, de ne pas me pardonner ! Ce serait payer cher une Armantine. Et cependant c’est elle seule, Marianne, que j’aime oui, réellement. Je vais le lui dire sur tous les tons ; au fond, les femmes ne demandent pas autre chose, et, si mon indignation contre l’infâme séducteur n’est pas assez violente, le côté faible sera sauvé par l’autre.

C’est ce qu’il fit, remplissant de phrases d’amour quatre pages, et, à vrai dire, s’y essoufflant un peu ; consacrant une dizaine de lignes seulement à l’affaire d’Henriette. Il commençait par plaindre celle-ci vivement, et par approuver, Marianne de l’avoir secourue. Mais, quant à être allée la voir, tout en adorant l’ingénuité de sa chère fiancée et son grand cœur, il regrettait cette démarche pour plusieurs raisons : d’abord le dissentiment qu’elle avait produit dans la famille ; puis le risque d’un mauvais propos effleurant celle qu’il adorait, et qu’il voulait voir honorée de la terre entière, dit-il pour cela risquer sa propre vie, afin d’imposer silence aux méchants. Turquois était plutôt faible que pervers ; il s’était laissé entraîner par un goût trop vif pour cette jolie fille, qui n’avait pas su lui résister ; il n’avait pas, lui, pour se préserver, l’amour d’une Marianne ! Cette même faiblesse le soumettait maintenant aux conseils, aux ordres de sa famille, dont il était dépendant. Il ne pouvait d’ailleurs épouser Henriette : c’eût été perdre son avenir, se tuer par le ridicule. Toutefois il était inexcusable de n’avoir pas fait tout au monde pour encourager et soutenir cette pauvre fille. Quant à Pierre Démier, Albert l’estimait beaucoup, malgré ses allures froides et son caractère bizarre ; mais Pierre, d’ailleurs si bien intentionné, devait à son éducation l’ignorance complète des convenances, que pour cette raison même, il affectait de mépriser. Recommençaient alors des serments d’amour et des adorations, sous lesquelles disparut le dernier blanc de la troisième page.

— Oui ! se dit alors Albert, ça doit être ça !

Il relut soigneusement, corrigea quelques passages, ferma sa lettre et prit dans son tiroir le portrait de Marianne, qu’il baisa amoureusement.

— Pauvre chère petite fiancée ! Oui, va, je t’aime bien ! Le reste, ce n’est rien. Tu verras quand nous serons ensemble.

En la regardant encore, avec ce petit air doux, fin et candide qu’elle avait sur ce portrait, des larmes lui vinrent aux yeux.

— Oui, oui ! je l’aime, se dit-il. Ah ! si l’on était seul à Paris !

Il descendit déjeuner, jeta sa lettre à la poste, et n’y pensa plus.

Cette lettre, que Marianne attendait avec impatience, lui causa un froissement pénible. Jamais elle n’avait mieux senti la dissonance qui depuis quelque temps se faisait de plus en plus grande entre elle et son fiancé. Cette profanation de l’amour, qui résonnait si douloureusement en elle, il sem-