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nière ou dans l’autre ! Celle-ci vaut autant.

— Mais votre famille ? dit Albert.

— Ma famille (ses pommettes se recolorèrent), elle est comme toutes les familles. Elle pensait que je devais arriver à tout, et il est certain qu’à dix-sept ans j’étais un petit prodige. Et de l’enthousiasme ! et du feu dans les veines à en ranimer un monde ! Bah ! tout cela est mort ; n’en parlons plus. Mon père est mort en me maudissant, ma mère fait dire des messes pour moi et me sert une petite pension alimentaire. Je suis mort. Il paraît que j’ai mangé ma fortune, je n’en sais rien. Que voulez-vous que j’aille faire maintenant avec des gens gourmés ? On me compterait les verres d’absinthe. Je reste donc ici. C’est un peu bête ; mais, que voulez-vous ? le monde tout entier n’a pas le sens commun, et ici ou là c’est la même chose.

— Lisez-nous quelque poésie sombre ou gaillarde, comme vous les faites et bien, demanda Mérut.

— Je n’en fais plus, puisque je vous dis que je suis mort. Respect à ma cendre. Ci-gît Nestor !

Il avala un second verre d’absinthe, que Mérut avait demandé pour lui, et s’accouda sur la table, la tête dans ses mains.

En ce moment, Albert aperçut en face de lui la femme qu’il avait déjà remarquée ; elle se promenait en agitant son éventail. S’était-elle aperçue qu’Albert la regardait ?

— Carline, demanda-t-il à la danseuse de Mérut, connaissez-vous cette femme ?

Carline était une blonde grassouillette, fière de ses vingt ans.

— Ça, dit elle en jetant un coup d’œil dédaigneux sur la femme pâle et mûre, qui en retour la foudroya d’un regard de reine, c’est Marina, une ancienne.

— Ces enfants, reprit Nestor, qui avait relevé la tête, ça ne respecte rien. Marina, ma petite, c’est une ancienne, oui, c’est vrai ; mais ça n’est pas une autruche. C’est une femme, ce n’est pas un chiffon. On l’appelle la duchesse. Son règne va passer ; pourtant, si vous l’aviez vue, il y a seulement six mois, elle vous aurait encore ébloui. Pour le moment, elle est seule ; puis elle vient d’être malade. Un chagrin de cœur. Elle en a du cœur ! Voyez, elle est fière ; elle s’aperçoit qu’on parle d’elle ; elle s’en va. Quelque jour, on la repêchera dans la Seine, mais elle n’aura jamais ni volé ni mendié. Ça n’est pas une cajoleuse, ça, c’est une viveuse. Elle a fait comme moi ; elle a voulu s’amuser ; or, quand on passe ici un peu trop de temps, on y reste, même en s’y embêtant. Marina s’embête sérieusement, elle finira mal. Cependant elle cherche encore et gare à celui qui tombera sous sa griffe. Celui-là, le dernier, elle le tiendra bien. Mais elle choisit, elle, du moins. Puis elle a de l’esprit à vous revendre à toutes, mes petites chattes. Pauvre Marina ! Bah ! nous sommes tous morts ou mourants. Mais, voulez-vous que je vous dise, nous avons été plus vivants que vous !

On entendit appeler du côté des danses :

— Nestor !

— Nestor !

— Ah ! dit-il, encore !… Allons !… j’y vais, mes petits enfants.

Il se leva, battit un entrechat et alla rendre aux danseurs leur coryphée.

Albert voulait partir, ses amis le retinrent. Il finit par se laisser aller aux avances d’une de ces dames, et sortit avec elle et une dizaine d’autres couples ; il ne rentra chez lui qu’à midi. Il s’entendit appeler par sa concierge.

— Monsieur, Mlle Armantine est venue ; elle a emporté un paquet à l’adresse de monsieur, qu’elle a dit qui était pour elle.

— Quelle sorte de paquet ?

— Oh ! ça venait du Grand-Condé ; c’était une jupe de tarlatane pour son costume de Babel, et puis des rubans. Elle me l’a fait voir.

— Combien y en a-t-il les uns sur les autres de ces chiffons ? se demandait Albert avec inquiétude en montant l’escalier. Il va me tomber sur le dos un autre mémoire un de ces jours.

Albert en était donc là ? Il n’y a que la foi qui sauve, et depuis longtemps il l’avait perdue. On peut garder une vertu, quelque prix qu’elle coûte, mais non plus quand on vient à croire que cette vertu n’est qu’un préjugé, même un ridicule. Pour le plus grand nombre des esprits, les faits sont des preuves, et de ces preuves, Albert était entouré, pressé, aveuglé. Si la crainte du regard de sa fiancée l’avait retenu avant les vacances de Pâques, quand il vit devant lui le reste de l’année, il n’essaya plus de lutter et s’abandonna. Après une aventure où les conseils de Mme Milhau, en ce qui touche la dignité, n’avaient pas même été suivis, — si tant est que la dignité eut quelque chose à voir en tout cela, — Albert, tomba dans les lacs d’Armantine. La pauvre fille, condamnée à manquer de bottines ou de déjeuners, et sûrement des costumes nécessaires à sa profession et à ses succès, cherchait naturellement ce qui lui manquait. Le logement et la mise d’Albert lui avaient fait augurer une bourse bien garnie ; elle ne l’avait pas perdu de vue, et, le voyant venir au théâtre sans dame, avec un ami, elle avait jugé qu’il était seul. Ne l’eut-il pas été d’ailleurs, la loi du commerce est la concurrence, et rien n’empêche les femmes d’en user aussi. Armantine devint donc violemment éprise d’Albert