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brutissement, il resta plus persuadé que jamais qu’il y avait bien deux morales : l’une à l’usage des jeunes gens et l’autre à l’usage des honnêtes femmes. Celles du bal Bullier restaient en dehors.

Du diable, s’il se trouvait en effet ; dans ce pandémonium du vice bête et de la dépravation insensée, une seule trace de ces vertus pudiques et paisibles, qui sont la nature de la femme. Jamais on ne se débarrassa mieux de sa nature, si nature il y avait. Au milieu de cette foule hurlante et dégingandée, où tout l’idéal consistait à se montrer le plus indécent possible, Albert éprouva l’étonnement et le dégoût de ceux qui voient ce spectacle pour la première fois. Toutefois, comme il était en joyeuse compagnie, il se garda de se montrer bégueule ; mais il refusa de danser et parvint bientôt à s’isoler. Tandis qu’il attachait des yeux troublés sur ces danses épileptiques, sur ce monde étrange et tourmenté, deux figures saisirent son attention, et saillirent pour lui du cadre général comme ces personnages où le peintre met sa pensée.

C’était, parmi les danseurs, un homme assez grand, maigre et pâle, qui dansait avec son chapeau rejeté en arrière et d’une désinvolture qu’on eut pu appeler celle de la lassitude et du parti-pris. Avec une souplesse de saltimbanque, il lançait en l’air ses bras et ses jambes de pantin, comme s’ils n’eussent été attachés à son corps que par des ficelles ; il bondissait, touchait terre et rebondissait en l’air, provoquant des applaudissements enthousiastes, sans que sa physionomie exprimat autre chose que le calme le plus complet, l’indifférence la plus parfaite. Il faisait cela comme on remplit une fonction habituelle, et, quand ce fut fini, il se retira du mème air et alla s’abandonner sur un banc, dans une sorte d’accablement sourd et résigné. Albert se demanda l’âge de cet homme, sans pouvoir le dire. Il n’était pas vieux et n’était pas jeune non plus : son teint était jaune, flétri, tanné comme une peau roulée dans toute sortes de mordants ; ses traits demeuraient sans expression, excepté celle de l’hébètement, et cependant ces traits appartenaient à un type distingué, cette tête était élevée, ce front vaste. La nature avait voulu faire de cela un homme et ce n’était qu’un pantin.

L’autre figure était celle d’une femme, qui pendant les danses était restée assise et qui gardait dans ses mouvements, comme dans sa toilette, une certaine décence. Elle était évidemment triste, peut-être même dédaigneuse, et ne cherchait pas beaucoup à le cacher. Bien qu’elle fut encore belle, son teint avait cette même pâleur jaune et flétrie qu’avait celui de l’homme, et comme lui, moins que lui cependant, elle devait avoir passé la trentaine. Son expression était beaucoup plus intelligente, mais amère ; elle était seule, et jetait autour d’elle des regards tantôt mornes et lassés, tantôt inquiets et chercheurs, plus las encore.

Albert les regardait tour à tour, quand un de ceux qui l’accompagnaient, Mérut, vint s’asseoir avec sa danseuse, près de l’homme et lui parla d’un air de connaissance. La curiosité attira Albert près d’eux.

— Mon cher, lui dit Mérut, je te présente Nestor Miletin, coryphée du bal Bullier et de plusieurs autres, pilier du café C…, étudiant de vingtième année.

— Ce sont des titres…, dit Albert en saluant, d’un air sérieux.

— Des titres qui en valent d’autres, plusse ou moinsse, répondit Miletin ; mais pouah ! j’ai pas de gloriole, ayant reconnu qu’il n’y avait de quoi en rien du tout. Monsieur est un nouveau ?

— Albert Brou, de Poitiers, étudiant en médecine, première année.

— Ah ! alors monsieur est comme Hercule, prêt à choisir entre la vertu et la volupté. Regardez la volupté, voilà !…

Il montrait de la main des effrontées plus ou moins mal tournées, qui rodaient près d’eux et regardaient particulièrement Albert.

— Nous n’avons pas mieux que ça, ajouta-t-il, mais c’est à vot’ service.

Et il se raffaissa sur lui-même en repoussant son chapeau sur sa nuque.

— Voulez-vous une absinthe, Nestor ? dit Mérut.

— Ça n’est jamais de refus, vous savez bien.

Ils se levèrent et allèrent s’asseoir à une table du café. On servit l’absinthe ; Nestor avala son verre d’un seul coup, sans eau, et parut se ranimer. Poussé par Albert et par Mérut, il se mit à causer.

— Vous êtes de Poitiers, dit-il à Albert ; vous devez connaitre Horace Fauque ?

— Oui.

— Nous le voyons encore ici quelquefois ; c’est un bon vivant.

Puis il raconta sa propre histoire. Il était fils d’un bon bourgeois de la Nièvre, qui le destinait à perpétuer sa dynastie dans le pays, après s’être couvert de lauriers dans la grande ville ; et c’était probablement pour qu’il fût sage et écouté dans les conseils qu’on l’avait nommé Nestor Mais il s’était mis à flaner, à s’amuser et n’avait plus su faire autre chose. Bah ! la vie de bohème, c’est la meilleure ! il avait été l’ami de Murger ; oui, du grand Murger, et de bien d’autres, qui, après avoir fait la bohème, s’en étaient retirés et étaient devenus des personnages, même et surtout des conservateurs. Après tout (il haussa les épaules), qu’est-ce que ça fait ? Rouler dans une or-