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joli patrimoine ; mais il y a vingt ans de cela, et c’était un homme capable de jeter l’argent pour un caprice, pour une générosité. Oui, un charmant garçon, comme tu l’as vu, mais peu sérieux. Ainsi, quand il nous a annoncé son mariage, il nous a écrit qu’il était au comble du bonheur ; mais sa femme était-elle riche ou pauvre ? pas un mot là-dessus. Je crois même qu’il ne nous disait pas le nom de la famille. C’était une tête comme cela. Maintenant pourquoi s’est-il brouillé avec les parents de sa femme ? peut-être a-t-elle été déshéritée ? Enfin, nous ne savons rien.

— Nous ne pouvons pourtant pas nous charger comme cela d’une orpheline, sans savoir pourquoi.

— Sans doute je le voudrais de tout mon cœur, mais nous n’avons pas une fortune à faire de ces choses. C’est très-fâcheux. D’un autre côté, c’est bien délicat. Je ne puis pas lui demander des explications. Il trouverait cela monstrueux. À dire vrai, si, étant ruiné, j’avais réclamé de lui pareil service, il aurait accepté sans hésiter. C’est un homme de premier mouvement, un excellent cœur. Malheureusement on ne peut pas se laisser aller… Il faut compter dans la vie. Je suis réellement fort embarrassé.

Mme Brou ne l’était pas moins. Ses traits rougissants, ses lèvres serrées et ses yeux vagues témoignaient du travail de son esprit ; tout en rêvant, elle servit une seconde tasse de chocolat. Emmeline continuait de garder le silence d’un air préoccupé.

— Et toi, qu’en penses-tu, petite ? lui demanda son père.

— Moi, je trouve aussi que c’est très-embarrassant, dit-elle d’un petit ton sage.

— Après tout, reprit Mme Brou, tu ne te charges pas de lui donner, une dot à cette jeune fille ; tu ne contractes envers elle qu’un devoir de surveillance jusqu’à sa majorité. Si elle n’a rien, on lui cherchera quelque emploi.

— Et lequel ?

— Dame, je ne vois que demoiselle de magasin ; mais, pour la fille de M. Aimont, ce ne serait pas convenable.

— Oh ! dans ce cas, ce n’est pas à Poitiers qu’on la placerait, j’espère, s’écria Emmeline. Pour moi, j’en aurais trop honte.

— Cela n’a rien de déshonorant, dit sentencieusement le docteur.

Cependant il n’insista pas davantage, quand sa fille répondit :

— Je le sais bien, mais c’est égal ; dans une ville où l’on est connu…

— Elle pourrait encore être sous-maîtresse, reprit Mme Brou.

— Mais ce n’est pas du tout ce qu’il entend. Ses expressions sont formelles : Ma fille trouverait chez vous des soins affectueux, un asile honorable, des amis de son âge et un milieu où elle pourrait, aidée de vos conseils, choisir un mari digne d’elle…

— Eh bien ! alors c’est qu’elle a de la fortune, dit Mme Brou d’un ton plein de conviction. Quand on n’en a pas, on ne saurait prétendre à choisir un mari ni même à en trouver un.

— Il y a bien choisir ? demanda Emmeline.

— Oui, choisir ou trouver, c’est à voir, dit Mme Brou.

— Il y a bien choisir, dit le docteur, et ce serait en effet concluant s’il s’agissait d’un homme plus positif qu’Aimont. Mais pour lui, du moment où sa fille lui paraît charmante, il peut fort bien ne pas douter qu’elle n’ait à choisir parmi tous les hommes de la terre. Enfin espérons que ces appréhensions n’ont rien de fondé, il serait étonnant qu’Aimont ne laissât rien.

— Certainement, répliqua Mme Brou ; elle aura bien toujours assez pour payer sa pension. Nous ne serons pas trop exigeants.

— Alors tu consens à ce que nous la recevions ici ?

— Mon Dieu ! oui, pourvu que nous puissions seulement être indemnisés. Il faut bien faire quelque chose pour sa famille. Puis on verra, selon les circonstances…

— Cela est très-bien de ta part, ma chère dit le docteur ; je reconnais là ta bonté ordinaire.

Mme Brou prit un air modeste et attendri.

— Et toi, Emmeline, reprit-il en se tournant vers sa fille, je pense que tu imiteras ta mère et que tu seras bonne pour cette jeune parente, si nous devons la garder à la maison.

— Certainement, papa.

Je cours à mes visites, dit alors le docteur en jetant sa serviette et se levant de table.

— Eh bien ! que vas-tu répondre ?

— J’y penserai.

Le soir, au diner, la conversation tomba sur le même sujet, avec un nouvel interlocuteur : Albert Brou, frère ainé d’Emmeline, qui étudiait la médecine à Poitiers sous la direction de son père. C’était un jeune homme de vingt un ans, de figure ouverte ; les yeux bleus, le teint blanc, une bouche riante, ornée de belles dents et surmontée d’une moustache déjà fournie ; sur un front peu élevé, mais large, une forêt de cheveux châtains, une taille au-dessus de la moyenne, la tournure aisée ; en somme, un très-joli garçon, comme on le répétait de toutes parts à Mme Brou, qui n’en était pas peu fière. Et peut-être Albert, de son côté, n’en était-il ni moins convaincu ni moins satisfait que sa mère, à en juger par un certain air de com-