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souvent les meilleures, dès qu’elles s’écartent des règles adoptées. Il a en lui-même le sentiment qu’on l’accuserait d’agir ainsi, et je lui dois le secret, que je n’enfreins que pour vous. Car vous cacher à vous, mon cher fiancé, la moindre chose, je ne dis pas de ce qui se passe en moi, mais de ce qui entre dans ma vie, ce serait une faute contre la confiance et l’amour qui nous unissent. Et encore, et surtout, j’ai besoin de tout vous dire. Comment des êtres peuvent-ils mêler le mensonge à l’amour ou plutôt à ses apparences ? Aimer et trahir ! Albert, J’ai l’âme toute meurtrie de ces choses. Elles me causent un étonnement si douloureux !… Il me semble que ma vie en est diminuée, que ma pensée même en est froissée à jamais. Ah ! c’est une chose affreuse, l’impression que falt le mal à pénétrer seulement, dans la pensée ! Puis aussi, pour nous qui aimons, l’amour est ce qu’il y a de plus saint au monde, et nous nous sentons comme frappés dans notre propre cœur n’est-ce pas, Albert ?

Écrivez-moi bien vite, je vous en prie. Je suis si triste ! »



X


Ce fut Armantine Garetin qui remit cette lettre à Albert.

Non pas qu’ils demeurassent ensemble ; mais elle montait souvent chez lui, et la concierge, qui la connaissait bien, lui remettait les lettres quand elle passait.

Quand il décacheta la lettre, elle se pencha même sur son épaule ; mais il la repoussa durement.

— Eh bien ! tu es gentil ce matin. Je voulais voir seulement si c’était une femme, comme il me semblait à l’écriture. Après ça, comme ça vient de la province, ça ne me regarde pas.

Elle alla s’accouder à la fenêtre, bailla en regardant les passants, et fit un signe amical à Marte, la femme d’Emmanuel, qui, assise à sa fenêtre ouverte, où elle cousait, venait de lever la tête.

Armantine, elle, ne cousait jamais, bien qu’elle usât beaucoup et qu’elle fut toujours à entretenir Albert de nécessités indispensables touchant ses robes, ses bottines, ses chapeaux, etc. Mais aussi elle était artiste, et les artistes, surtout quand ils ont, comme Armantine, de l’avenir — ils en ont tous — dédaignent les travaux et les soins vulgaires.

Cependant elle se retourna bientôt, et vit Albert, qui le front rouge et l’air sombre, pliait la lettre et la plaçait dans son tiroir. Elle s’alla jeter à son cou.

— Qu’est-ce que tu as, mon petit cœur ? Est-ce papa ou maman qui te gronde ? Tu as l’air tout chose.

— Non, je n’ai rien.

— Tu ne veux pas me le dire. Tu as tort, parce que je ne souffrirais pas, moi, qu’on fit du chagrin à mon Bébé. Voyons, est-ce une vieille tante ? une ancienne maîtresse ? J’espère bien qu’elle n’aurait pas le temps de venir te relancer jusqu’ici. Je lui ferais ça !

En même temps, elle leva les bras et la jambe, et fit en cadence un geste connu des Parisiens ; mais toutes ces gentillesses ne pouvaient dérider Albert.

— Laisse-moi, dit il ; j’ai à travailler.

— Quel ours ! Tu étais si gentil tout à l’heure ! Tu veux rester seul… avec ton chagrin ?… Tu as tort ; Il vaudrait mieux venir dîner ce soir, avec sa petite femme, au restaurant. Dis, veux-tu ?

— Je ne puis pas.

— Qu’il est maussade ! C’est égal, je l’adore. Adieu, mon amour.

Elle s’en alla, puis rentra presque aussitôt.

— C’est que j’aurais voulu attendre, parce qu’il doit venir un petit paquet.

— Encore ! dit Albert avec impatience.

— Oh ! presque rien. Eh bien ! puisque ça te contrarie, je dirai à la concierge de me le garder jusqu’à demain.

— Il me semble que tu pourrais bien faire adresser chez toi.

— Puisque je t’ai dit que je n’avais pas confiance en ma concierge : elle chipe tout. Allons, à demain, dis ?

Elle l’embrassa de nouveau avec mille démonstrations de tendresse et partit définitivement.

Albert, les sourcils froncés, écouta le bruit de ses pas se perdre dans l’escalier ; puis respira comme un homme soulagé. Mais presque aussitôt, face à face avec sa pensée, il redevint plus sombre encore ; il se promena dans la chambre, et ses yeux se portèrent sur le tiroir où il avait mis la lettre de Marianne. Elle était là, et cependant il la sentait peser d’un poids énorme sur sa conscience ; il étouffait, il se mit à la fenêtre. Marie, qui était à la sienne, lui fit un geste amical. Il vit passer dans la rue des étudiants et des étudiantes, qui, bras dessus bras dessous, allaient déjeuner ensemble : cela le remit un peu.

— Suis-je bête ! se dit-il. Est-ce qu’elle peut comprendre les choses autrement, la pauvre petite ? Non, certainement ; son éducation, ses idées… la pudeur et la délicatesse de son sexe… car elle n’est pas du même sexe qu’Armantine… et surtout Clémence… Non assurément…

Ici les idées d’Albert divergèrent un peu. Marianne était une vraie femme… un peu