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— Tu l’as vu ?

— Je n’ai pas remarqué.

— Oh ! tu es comme cela, tu ne vois jamais rien. Moi, je me demande comment tout cela est possible. Qu’est-ce qu’un homme peut dire à une femme pour la séduire ? C’est bien étrange, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Alors elle ne t’a pas dit comment il l’avait trompée ?

— Non, et je n’aurais pas voulu le savoir. Ce sont là de mauvaises curiosités, Emmeline.

— Ma chère, moi cela m’amuse de savoir. On est toujours à nous cachotter quelque chose ; on parle devant nous à demi-mots et avec des clignements d’yeux : c’est agaçant ! Nous sommes comme des choses précieuses et fragiles, qu’on place, bien époussetées, en montre, sur la cheminée, et qui ne voient rien de ce qui se passe dans les autres coins de la maison. Il m’arrive quelquefois, en parlant même étourdiment, de voir les figures qui rient autour de moi. J’ai dit quelque bêtise, c’est sûr ; il me vient un pied de rouge, et je ne sais pas pourquoi. C’est ennuyeux.

— Qu’est-ce que cela fait ? Ce qu’on nous cache ne nous regarde pas.

— Mais si, cela nous regarde ; c’est justement ce qui nous regarde qu’on nous cache ainsi. Est-ce que nous sommes faites pour autre chose que pour être mariées ? Alors… on peut bien être curieuse, il me semble… entre jeunes filles comme nous.

— Moi, je ne le suis pas, dit Marianne en se levant pour couper court à cette conversation.

— Non ; avec cela que tu ne te mêles pas des choses défendues ? En as-tu dit tout à l’heure !… Et tu n’es pas hardie, n’est-ce pas ? Va, tu as un drôle de caractère ! C’est comme cette idée de venir toi-même dire que tu étais allée voir cette fille ! Tu avais donc peur qu’on le sût ?

— Non, mais je ne veux pas tromper.

— Ma chère, tu peux te vanter d’être extraordinaire, oui… Alors tu t’en vas ? Mademoiselle va réfléchir toute seule dans sa chambre ?… C’est bien ! c’est très-bien !…

— J’ai des lettres à écrire, dit Marianne.

Et elle sortit. Accablée d’émotions et toute chargée de pensées, elle éprouvait le besoin d’être seule et surtout de fuir le caquetage d’Emmeline sur des sujets qu’elle sentait, elle, si graves qu’ils lui prenaient tout le cœur.

Elle monta dans sa chambre, tourna la clef, et se jeta sur sa causeuse, asile ordinaire de ses rêveries. D’abord des larmes abondantes la soulagèrent, puis son esprit flotta sur tout ce qui l’avait frappée dans cette matinée : la douleur déchirante de l’abandonnée, la noblesse de Pierre, l’infamie de ce Turquois, les remontrances de son oncle et les traits acérés de Mme Brou. Tout cela, tour à tour, suscitait en elle des attendrissements profonds ou des révoltes, des ressentiments pleins d’âpreté, de colère. En revenant à la scène qu’elle venait d’avoir avec ses parents, elle se demandait si réellement elle avait tort, si elle aurait dû détourner pudiquement les yeux de ce malheur qui frappait une autre jeune fille, et s’associer tacitement à la réprobation dont on l’accablait. Et elle se répéta : Non ! non ! de toute l’énergie de son cœur. On faisait valoir le danger de sa propre réputation ; mais faut-il donc refuser de secourir ceux qui souffrent, parce qu’on peut courir en cela quelque risque ? Ce serait la doctrine d’un égoïsme odieux. Ensuite la fierté de la jeune fille s’indignait d’être à ce point sujette au soupçon. Quoi donc ? Le moindre contact !… Un acte de bienfaisance !… et d’amitié, oui, elle n’en rougissait pas ! Et pour cela, on oserait l’accuser elle-même, la flétrir d’ignobles soupçons !…

Le sang alors lui bouillait au cœur, et elle se redressait en disant : Que m’importe leur fausse et fragile estime ? N’est-ce pas à moi que je dois avant tout compte de moi-même ?…

Une idée lui vint qui la fit bondir. Qui l’accuserait ainsi ? qui s’indignerait de sa démarche ?… Un monde où, comme on l’affirmait à l’envi, dominaient les Turquois… Oh ! quelle étrange infamie !… Elle mit les mains sur son front, et rougit non pour elle, mais pour l’humanité.

Ou bien encore des femmes irréfléchies, esclaves de tous les mots d’ordre, comme Mme Brou. C’était pour ces gens-là qu’il eût fallu étouffer sa conscience et sa pitié, être injuste et dure pour les victimes !…

Car Marianne ne pouvait hésiter sur de tels faits. Plus elle les contemplait et plus sa conviction devenait précise, inflexible : Henriette n’était pas méprisable et Alfred Turquois l’était. Il l’avait trompée sciemment, froidement en quelque sorte ; il avait fait des promesses qu’il ne voulait pas tenir ; il avait mêlé, comme l’avait dit la pauvre indignée, des baisers à des mensonges, l’amour à la trahison. Henriette, malgré tout, avait-elle été coupable ? Là-dessus, Marianne ne savait, n’osait se prononcer. Mais pourquoi donc n’avait-elle pas d’indignation contre Henriette ? pourquoi souffrait-elle de son malheur, au lieu de lui en vouloir, et ne l’en aimait-elle pas moins, peut être davantage ? Ah ! cela, Marianne le savait bien : c’est qu’en effet Henriette était malheureuse, c’est que — coupable ou non — elle souffrait, c’est que