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chose, dit amèrement le docteur, mais il faudrait mieux choisir l’occasion de le déplorer. Vous me causez, Marianne, une surprise bien douloureuse ; j’aurais cru, je l’avoue, que mes droits de tuteur, les droits de l’hospitalité, ceux de l’affection que nous avons pour vous et les liens nouveaux qui nous unissent, nous assuraient de votre part plus de confiance et plus de respect.

Marianne baissa les yeux ; elle ne pouvait nier qu’elle ne fut pas coupable vis-à-vis de ses parents.

— Serait-il donc possible, reprit M. Brou, qui vit le succès de cette attaque au cœur et à la raison de sa pupille, serait-il possible que vous eussiez rompu, de votre propre résolution, le contrat fait entre vous et nous par la dernière volonté de votre père, qui vous a confiée à nous jusqu’à votre majorité ? Dans quelle situation me placeriez-vous, Marianne ? Le devoir que m’a imposé votre père m’oblige de couvrir d’une protection attentive et sûre non-seulement votre personne, mais votre réputation ; or, abusant, je le répète, de la confiance que m’inspiraient et votre caractère et ces conventions tacites, qui interdisent à une jeune personne bien élevée de franchir certaines limites, profitant de l’absence de surveillance que cette confiance vous procurait, vous avez fait une démarche qui vous compromet gravement aux yeux du monde ; car laissons de coté la convenance de la chose en elle-même, quelle qu’ait été votre hardiesse, vos intentions, j’en suis persuadé, sont restées bonnes ; vous avez su, en exposant à un tel contact votre dignité, votre chasteté, les sauvegarder encore ; mais le monde ne tient pas compte de cela ; il ne juge que sur les apparences, et ses jugements sont sans appel.

— Ils sont trop injustes, dit Marianne, pour que je puisse les respecter…

— Vous ne connaissez pas encore ce que vous voulez braver ; mais, puisque vous êtes si vaillante pour vous-même, ne parlons que de moi et de la douleur profonde que j’éprouve, Marianne, à voir que vous m’avez ôté les moyens de remplir mon devoir vis-à-vis de vous, un devoir d’autant plus sacré qu’il m’a été imposé par votre père mourant, et sans parler de mes propres sentiments pour vous, dont l’honneur m’est aussi cher que le mien. Et maintenant que dois-je faire ? J’ai été jusqu’ici pour vous un père, un ami confiant. Bien que vous décliniez mon autorité, mon devoir reste le même. Faut-il donc que J’emploie des moyens indignes de vous comme de moi ? Une surveillance étroite, offensante, et qui pourtant désormais peut seule me répondre que le nom de la fille de Marcel Aimont ne sera pas outragé par d’odieux propos ?

Le docteur, d’un geste tragique, jeta sa tête dans ses mains.

— Monsieur, s’écria Marianne, je reconnais, je sais que j’ai eu tort envers vous, et j’en suis très-affligée… bien que je ne puisse regretter le soulagement que j’ai donné… Je me suis trouvée placée entre deux sentiments contradictoires, et j’aurais été trop heureuse si vous aviez pu partager celui qui m’entraînait vers… oui, on a beau l’insulter, vers une personne digne, d’affection et si malheureuse !… Mais enfin, laissez-moi vous rassurer, personne ne m’a vue pendant ce court trajet.

— Dieu en soit loué ! dit le docteur en levant les yeux au ciel. Et maintenant, Marianne, puisque vous reconnaissez loyalement avoir eu tort vis-à-vis de moi, que dois-je attendre de vous ? Dites-moi vous-même si vous me condamnez au rôle d’un tuteur vigilant et soupçonneux ou si nos rapports doivent être comme auparavant ceux de l’affection et de la confiance.

— Je vous promets, monsieur, de ne plus sortir seule, dit la jeune fille d’un ton sérieux et triste.

— J’ai votre parole, dit M. Brou en lui tendant la main ; c’est bien, mon enfant, et me voilà plus tranquille qu’avec tous les verroux du monde. Je vous en remercie, malgré le chagrin que vous m’avez fait.

— Je n’ai pas promis de ne pas secourir…

La jeune fille ne put achever, elle fondit en larmes.

— Aimer encore une créature pareille ! reprit avec un élan d’indignation Mme Brou.

Marianne essuya ses larmes et fit un effort :

— Pourquoi, dit-elle, est-on si dur à son égard ? Elle aimait, elle a été trompée. Cet homme lui avait promis de l’épouser.

— Ah ! ah ! ah ! fit Mme Brou ; — et cela était si risible qu’elle semblait ne pouvoir arrêter l’éclat strident de ce rire qui fouettait de telles prétentions. — Ah ! ah ah ! une petite ouvrière épouser le fils d’un conseiller à la cour ! Ah ! ah ! voilà qui est superbe ! Oui, il paraît qu’elle a cru ça ! Elle a toujours été pleine de vanité, cette petite pimbêche. Ah ! elle s’imaginait devenir une dame ! C’est bien fait.

Emmeline, fidèle à son rôle de jeune fille bien élevée, se taisait toujours, mais partageait la gaieté de sa mère et discrètement souriait. Les larmes de Marianne s’étaient séchées.

— Vous riez, madame, dit-elle avec un éclair dans le regard. Un misérable a menti, trahi lâchement en parlant d’amour ! il a perdu la vie d’une jeune fille, il abandonne son enfant, et vous ne songez qu’à rire de…