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trés… Ainsi, perdue ! et pas même… aimée… Oh c’est trop !

Elle était baignée de larmes, tout son corps tremblait ; par moments, des cris lui échappaient, elle cachait sa tête dans ses mains.

— Horreur, tant d’amour ! Toute mon âme !… Et n’être que son jouet !… Il a pris mon honneur et ma vie pour son plaisir !… Et savez-vous ?… Il en sera fier… Ô infamie ! ce sont leurs jeux ! Ah ! fils de l’enfer ! Et cet homme-là jugera les autres, pensez donc ! Mais ces choses-là sont trop fortes. Je veux l’aller dire partout. Je me vengerai !… Hélas ! et c’est de moi qu’on se moquera. Il abandonne son enfant, son propre enfant ; il le jette à la rue, comme on y jette les balayures de sa maison, et cela fait rire… Tenez, je suis bien aise de m’en aller de ce monde ; il fait horreur…

Presque aussi pâle et aussi tremblante qu’Henriette, Mlle Aimont écoutait en frémissant ce langage, ces révélations. Souffrante dans sa pudeur, indignée dans sa justice, étourdie de tout ce qui se découvrait à ses yeux, elle s’efforçait toutefois d’écarter ses impressions personnelles pour s’occuper avant tout de la malheureuse qu’elle était venue secourir.

— Non, dit-elle ; Henriette, vous chasserez cet homme de votre souvenir, et vous vivrez pour votre enfant… et pour moi, qui suis votre amie et le resterai toujours.

— Mon amie, vous, mademoiselle !… Ah ! vous dites cela par excès de bonté. Vous, l’amie d’une fille perdue, chassée par sa famille, à laquelle pourtant elle avait consacré tout son travail et toute sa jeunesse, méprisée du monde !…

— Je le sais, Henriette ; mais qu’importe, si l’on a tort, si l’on est injuste ? Quand je suis venue, je ne savais pas ; je craignais… je ne savais pas… Mais à présent je suis sûre que vous êtes cent fois plus malheureuse que coupable.

— Oh ! merci ! disait la pauvre fille en baisant les mains de Marianne ; vous me relevez le cœur, vous me faites tout le bien que je puis encore sentir ; vous m’aimez encore, et vous ne me méprisez pas !…

À ce moment, un coup fut frappé à la porte. C’était Pierre.

— Il faut que je vous quitte, dit Marianne, car on pourrait me chercher à la maison.

Et elle raconta comment elle était venue.

— Hélas ! on vous grondera, s’écria la pauvre Henriette, vous aurez du chagrin à cause de moi, et je ne vous verrai plus. Ah ! ç’aurait été trop de bonheur !

Elles s’embrassèrent étroitement. Henriette, sanglottante, s’affaissa sur une chaise, près de son lit, et Marianne, les yeux pleins de larmes, sortit sur le palier, où Pierre l’attendait.

— Ma mère n’est pas encore rentrée, mademoiselle, dit-il. Si vous le permettez, je vais vous accompagner. J’ai regardé dans le jardin, il n’y a personne ; mais d’un moment à l’autre mon père peut rentrer à la maison, et il ne faudrait pas…

Marianne cherchait à se remettre :

— C’est là votre père, monsieur ? demanda-t-elle, en jetant par la fenêtre un nouveau coup d’œil sur le travailleur qu’elle avait remarqué précédemment, et dont la hache allait toujours le même train.

— Oui, mademoiselle ; il y a près de quarante ans qu’il travaille ainsi, et depuis vingt-trois ans il a frappé plus fort afin de me donner l’instruction qui lui a été refusée. Je lui dois beaucoup d’amour et de respect.

— Oh ! certainement, monsieur Pierre, et il est heureux aussi d’avoir un fils tel que vous, dit Mlle Aimont avec émotion.

— Ai-je le bonheur, mademoiselle, de vous avoir inspiré de l’estime ?

— Oh ! monsieur, je sais ce que vous avez fait à l’incendie et dernièrement à l’hôpital, et puis la lettre que vous n’avez écrite…

— Je suis bien heureux de l’avoir fait !

Ils parlaient ainsi en descendant l’escalier ; sur le palier du premier étage, Marianne s’arrêta.

— Permettez-moi, dit-elle, de vous remettre ceci pour Henriette. (Elle lui remit 300 f.) Je ferai plus tard tout ce qu’il faudra. Je pense qu’il serait nécessaire de l’arracher à cette ville, ou du moins de la placer dans un quartier reculé où elle ne serait pas connue et où votre mère pourrait encore la voir… moi aussi pout-être… Mais je ne suis pas librr… Ah ! qu’elle est malheureuse ! et que je voudrais pouvoir la consoler !

Pierre ne répondit pas ; mais il regarda Mlle Aimont avec une expression singulière, il semblait très-ému. Ils traversèrent en silence la maison, puis le jardin. Arrivés à la ruelle, Mlle Aimont s’arrêta :

— Je crois qu’il vaut mieux maintenant que je rentre seule, dit-elle. Adieu, monsieur Pierre, et merci !

— Merci ! répéta-t-il avec trouble.

Ce fut elle qui lui tendit la main. Il la serra doucement, et la suivit du regard, tandis qu’elle filait comme un oiseau le long de la haie jusqu’au mur, derrière lequel elle disparut.

La jeune fille acheva son court trajet sans encombre, poussa la petite porte, remit les verroux, et se retrouva dans le jardin. S’était on aperçu de son absence ? l’avait-on cherchée ? C’est ce qui restait à savoir, et elle n’y tenait qu’à cause des domestiques, ayant