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l’enceinte de la maison et la réduisait à l’inertie ? Quoi ! elle ne pouvait pas aller seule chez la digne Mme Démier, sa voisine ? Quelle absurdité !

— Eh bien ! j’irai, se dit-elle.

Toutefois l’idée d’une scène violente avec sa tante lui fit battre le cœur. Mme Brou, qui devait être avec Emmeline dans la salle à manger, verrait de la fenêtre sa pièce à la grille et s’élancerait assurément sur ses pas.

Alors Marianne pensa à la petite porte à l’usage du jardinier, qui ouvrait au fond du jardin sur une ruelle. Par là, elle pourrait sortir sans être aperçue, et, sans doute, il lui serait facile de gagner par les derrières la maison du charpentier. À peine cette idée lui fut-elle venue qu’elle l’exécuta. Elle descendit légèrement l’escalier, passa d’un pas plus furtif encore devant la porte de la salle à manger, prit son chapeau de jardin dans le corridor, sortit en observant si personne ne la suivait et fila entre les massifs jusqu’à la petite porte. Elle eut peine à l’ouvrir, car on se servait rarement de cette issue et les verroux étaient rouillés ; cependant, non sans meurtrir ses mains délicates, elle en vint à bout et tira la porte derrière elle.

Marianne était dans une ruelle déserte qui serpentait entre des murs ; c’était la première fois qu’elle se trouvait seule hors de la maison. Un léger froid la saisit ; mais, ne s’arrêtant point à cette impression, et son cœur ballant seulement un peu plus vite, elle suivit la ruelle d’un pas rapide, et au bout d’un instant, reconnut le mur du chantier Démier aux longs bois de charpente qui, dressés contre, le dépassaient. Mais il n’y avait point là d’entrée ; elle continua donc de longer le mur, avec la vive appréhension d’aboutir à une impasse ou à quelque autre habitation étrangère. Beau scandale dans Poitiers en ce dernier cas ! La nièce de Mme Brou, la belle héritière, Mlle Marianne Aimont, courant les ruelles ! Cette pensée empourpra les joues de la jeune fille, bien qu’elle fût loin de comprendre jusqu’où pouvait aller la malignité d’un tel commérage ; mais, au lieu d’hésiter, elle pressa le pas plus encore, avec la résolution des natures qui, plutôt que d’attendre, poussent au danger. — Ô bonheur ! Tout à coup le mur cesse, et, par-dessus une haie basse qui entoure un jardinet, Marianne voit devant elle la maison du charpentier. Elle est bientôt près d’une claie qui forme l’entrée ; elle la pousse, elle entre et s’arrête. Un homme est dans le jardin, il se retourne. Ah ! c’est M. Pierre heureusement !

Lui-même l’a aussitôt reconnue et accourt vers elle. Comme sa figure est éclairée !

— Oh mademoiselle… oh ! que c’est bien !

Et, sans plus de façon, il prend la main de la jeune fille et la serre très-fort, comme il eût serré la main d’un camarade, Marianne le voit bien ainsi, et lui rendrait volontiers ce fraternel serrement de main, si la sienne n’avait été pour cela trop comprimée.

— Vous voyez, dit-elle, je me suis échappée…

C’est seulement en disant ; cela que, Marianne s’aperçoit qu’elle n’a pas seulement fait une escapade enfantine, mais un acte fort grave ; car elle vient de rompre avec l’autorité de la famille, et, chose qui, à ses propres yeux, rend le fait plus grave encore, elle s’est cachée pour le faire ; elle n’a pas eu la dignité, la franchise de sa révolte.

Elle fut si frappée de ces considérations, qu’elle en ressentit tout à coup un malaise extrême. Ses joues, empourprées par la course et l’émotion, pâlirent ; un moment elle fut saisie d’un regret, elle ne vit plus ce qu’elle allait faire, et des larmes vinrent baigner ses yeux.

Ce changement subit était trop apparent pour échapper aux yeux de Pierre ; Il en fut vivement surpris. Au moment où il croyait féliciter une héroïne, c’est une fille tremblante qu’il a devant lui.

— Vous sentez-vous mal, mademoiselle ? lui dit-il.

Et, il fait asseoir, Marianne sur un banc grossier, fait d’une planche posée sur deux pieux, à l’ombre d’un chèvrefeuille.

Marianne s’assied sans dire un mot, toute absorbée par le point de vue nouveau qui l’a frappée, et Pierre, désappointé, presque mécontent, se tient debout près d’elle. Très absolu dans ses idées, comme on l’est d’ailleurs toujours à son âge, — quand on a des idées, mais tout au moins dans ses jugements, — très enthousiaste sous des dehors assez froids, lui, jeune homme, n’ayant pas subi cette surveillance de tous les instants, ce joug de famille si étouffant pour la femme, que souvent il énerve à jamais sa volonté, il ne pouvait comprendre cette hésitation après l’acte, cette faiblesse dans la décision, cette sorte de remords au sein d’un généreux élan.

— Regretteriez-vous d’être venue, mademoiselle ? demanda-t-il.

Marianne releva la tête :

— Oh non dit-elle simplement ; il faut que je voie cette pauvre Henriette. Je ne puis pas la laisser dans son désespoir. Mais je pense à présent combien ceci paraîtra grave à mon oncle et à ma tante que j’aie quitté la maison seule et furtivement… c’est ce qui me fait de la peine.

— On ne s’apercevra peut-être pas de votre absence.

— Peut-être ; mais j’aime encore moins