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après l’avoir perdue. Tout au plus, ce souvenir peut-il donner, à ceux qui se souviennent et s’analysent le mieux, une vague impression des divers enveloppements de la connaissance.

Cette fois, Marianne s’arrêtait devant ces faits avec l’intention de les comprendre. Déjà elle avait été saisie de la question par son propre engagement de fiancée ; mais l’émoi de la pudeur, une douce confiance, en avaient écarté ses yeux. À présent, elle y revenait sérieusement ; elle voulait savoir le mot de ce sphinx qui, lui aussi, dévorait des victimes humaines. Chose bien étrange, et plus mystérieuse que ce qu’elle cherchait, Marianne connaissait l’histoire naturelle ; elle avait étudié, superficiellement d’ailleurs, l’anatomie et la physiologie, et cependant elle ne savait pas.

Mais tout à coup elle se leva comme en sursaut. Ce n’était pas de comprendre qu’il s’agissait avant tout c’était de la secourir, elle, la malheureuse Henriette !

Lui écrire !… ce n’était pas assez… Et d’ailleurs par qui faire porter la lettre ? L’argent ? Marianne jouissait de la liberté de sa correspondance, et cela parce qu’elle l’avait exigé, non sans scandaliser Mme Brou, qui professait, que toutes les lettres d’une jeune fille doivent être lues par sa mère ou sa tutrice ; mais, quant à la liberté d’action, c’était autre chose : elle ne pouvait sortir seule, et toute commission donnée à la bonne tombait sous le contrôle de Mme Brou. C’était par Mme Démier seulement, ou quelque fois à l’aide d’Henriette, que Marianne pouvait agir sans avoir à rendre compte minutieusement de ses motifs ; et ces deux auxiliaires lui manquaient depuis quelques jours. Henriette, plus d’une fois, Marianne l’avait demandée ; on lui avait répondu qu’elle travaillait à la campagne. Mais cette réponse avait été faite d’un tel air que le soupçon de quelque chose d’insolite avait effleuré l’esprit de la jeune fille ; puis, ç’avaient été des demi-mots entre Mme Brou et la femme de chambre, parfois la conversation brusquement interrompue lorsque Marianne entrait : — Ah ! pauvre Henriette ! Depuis combien de temps souffrait-elle si amèrement sans qu’un mot de consolation eût pu lui être adressé par celle qui l’aimait toujours !

Oui, toujours !… Puisqu’elle était malheureuse !

Mais n’était-elle pas coupable aussi ?

Pierre Démier, à ce qu’il semblait, ne le pensait pas, et cependant tout le monde condamnait Henriette. Ah !… Et cet Alfred Turquois ! Marianne se rappela avec horreur qu’il lui avait fait une cour assidue et très-significative tout l’hiver, pendant que d’un autre côté il persuadait Henriette, de son amour et lui promettait de l’épouser !

Mais ce jeune homme était donc un monstre ? Et Albert qui le voyait intimement et le croyait son ami !

À ce moment, la pensée de la jeune fille s’arrêta sur Pierre. Jusque là, trop saisie de la révélation, elle n’avait pas eu le temps de songer à celui qui l’avait faite. Ah ! c’était un grand cœur, un noble esprit. S’il se trouvait à Poitiers en ce moment, c’est que, pendant les vacances de Pâques, lorsqu’une épidémie régnait à Poitiers, qu’un des médecins de l’hospice en avait été victime et que plusieurs craignaient de s’exposer, il s’était offert, lui, avait soigné jour et nuit les moribonds, et enfin avait été atteint lui-même.. Heureusement sa constitution avait triomphé de la maladie, et, maintenant rétabli, il allait partir pour reprendre ses études. Marianne savait tout cela ; elle avait partagé les inquiétudes de Mme Démier pour son généreux enfant. Oh ! comme il avait bien fait de la prévenir du malheur de cette pauvre Henriette ! Comme il était bon et juste ! Marianne se sentit saisie pour lui d’estime et de reconnaissance. Il faut que ce soit M. Pierre qui devienne l’ami d’Albert, à la place de ce Turquois.

Si elle envoyait Louison chercher Mme Demier ?… Mais on va demander pourquoi ; il faudrait mentir, chose que Marianne ne peut supporter. Et puis le besoin de son cœur est plus ardent, elle veut voir Henriette, lui parler, la consoler. Henriette aussi a besoin de cette entrevue, M. Pierre le dit. Oh ! malheureuse, vouloir mourir !… — Des larmes coulaient des yeux de Marianne, et par moments des frémissements parcouraient son corps. Sous ses yeux flottait aussi l’ombre de ce vague enfant, et tout son cœur frémissait.

On a voulu lui cacher cela. Mme Brou trouve évidemment que ce n’est pas convenable. Dès lors elle n’acceptera jamais que Marianne aille visiter Henriette. Oui, sur ce point, la jeune fille pressent une résistance invincible. Elle se rappelle que sa tante a impitoyablement sacrifié, sur de vagues soupçons, une jeune veuve de leur connaissance, qu’on ne la voit plus. À plus forte. raison, l’ouvrière… Mais alors comment faire ?

Il n’y avait qu’à désobéir complètement ou à s’abstenir.

Marianne hésita quelques instants ; mais l’idée du malheur et du désespoir d’Henriette l’envahit avec tant de force qu’elle se fût crue coupable, lâchement égoïste, de ne pas aller à son secours. La maison du charpentier n’était pas si loin quel usage ridicule enchainait ainsi les pas de la jeune fille dans