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L’entrée de M. Milhau évita à Albert, abasourdi, l’embarras de répondre. La bonne dame se hâta de mettre son mari au courant de l’entretien.

— Certainement, dit celui-ci en serrant la main d’Albert, il faut bien que jeunesse se passe ; mais, comme vous le dit ma femme, mon jeune ami, pas d’excès : ils perdent le corps et l’esprit. Arrivé à un certain point, il devient impossible de s’en relever, et c’est à cela que nous devons ces fruits-secs de l’étude, ces étudiants de 25e année, qui font le désespoir de leurs familles et finissent à l’hôpital.

— Voilà d’honnêtes gens, se dit Albert en sortant, aux yeux desquels je passerais pour un phénomène, s’ils savaient la vérité.

Il se rappela en outre le consentement tacite de son père et de sa mère, et se dit tout bas qu’il était bien sot de se priver de plaisirs que tout le monde, même les plus respectables, lui accordaient si libéralement.

De là Albert se rendit à l’école de médecine, où le plus proudhonien des professeurs allait faire son cours. Il trouva là, par exception, Henti Labobière, qui n’assistait presque jamais aux leçons, et Pierre Denier, qui au contraire y était assidu, mais qu’Albert voyait à peine, parce qu’ils habitaient assez loin l’un de l’autre et ne mangeaient pas dans la même pension.

— Je suis venu, mon cher, dit Henri Labobière, pour entendre parler des femmes. Le sujet de la leçon y prêtant, je connais Z…, il va nous en dire de belles.

— Il ferait mieux de nous parler de ce qu’il sait, répliqua Pierre.

— Bah ! vous croyez que Z… ne sait pas ce qu’il dit.

— Je ne me défie pas de sa science, mais de son jugement. Connaître les faits et en tirer les conséquences sont deux choses différentes ; certains esprits réussissent parfaitement dans la première opération, qui échouent dans la seconde.

— Je vois que… ne vous plaît pas.

— Je lui sais gré de l’instruction qu’il nous communique, mais je ne le suis pas dans les digressions où il s’égare. Je regrette que ceux qui devraient le plus se renfermer dans le véritable esprit scientifique courent ainsi après des fusées, et prennent feu pour des opinions courantes, qu’ils n’ont pas approfondies.

— Et moi qui croyais Pierre ennemi des femmes ! s’écria Labobière en riant.

— Il serait aussi sage d’être ennemi de moi-même.

— Allons, je vois que vous vous serez attendrit mais j’avais entendu dire que vous étiez plus continent que Scipion.

l’arrivée du professeur mit fin à cette conversation, et comme l’avait deviné Henri Labobière, le sujet y prêtant, la femme fit les frais de la leçon.

Il la montra impure dans sa chair et vile dans son âme, inférieure à l’homme à tous égards, et plus qu’inférieure, corruptrice ; attachée à lui, la misérable, comme l’agent du vice, le tentateur éternel, la raison de toutes les faiblesses et de tous les énervements. Car elle est antipathique à la justice, l’incarnation en ce monde du caprice et de l’arbitraire, mobile, instinctive, perverse, dépravée, digne enfin du feu éternel, comme elle avait été l’auteur de la chute du premier homme…

Il ne dit pas tout à fait cela, mais il semblait qu’il dût le dire ; et pourquoi ne le dit-il pas, puisque son maître Proudhon s’était bien gardé, dans son réquisitoire, d’oublier la faute d’Eve et l’avis de la Genèse ; et puisque sur ce point les vieux pères de l’Église et le savant professeur s’entendaient si bien ?

Albert sortit de là, presque dégoûté de l’amour, et, comme, en même temps, le savant professeur avait exalté chez l’homme la force mâle, — cette force mâle qu’il partageait avec les animaux et qui le créait pourtant, on ne sait comment, roi du monde intellectuel, — le jeune homme sentait s’agiter en lui des impressions troubles, instinctives, plus exigeantes que jamais. Il se disait : Je ne suis qu’un sot, et l’on a eu raison de se moquer de moi. La fidélité, quelle niaiserie ! à quoi bon pourquoi ? D’abord la femme, n’étant pas égale, n’a pas droit au contrat égal ; étant en dehors de la justice, la parole donnée ne peut obliger vis-à-vis d’elle. Puis la force mâle, une faculté si précieuse et qui confère tant de droits…, est-ce à elle de la régir ? Folie ! présomption ! La force mâle est le dieu du monde, et chaque homme est un prophète.

Oui… Qu’importe ? La loi de la nature n’est-elle pas que toute faculté s’exerce et que tout besoin soit satisfait ? Toutes ces recherches de sentiment, toutes ces affectations de pureté, fadaises ridicules ! exigences inventées pour établir une suprématie immorale, à l’encontre du vrai droit, du seul droit que l’homme représente. Belle affaire, après tout ! Une simple rencontre, le fait le plus commun et le plus insignifiant… Quoi de plus, quoi de moins ? Des billevesées ! Une femme n’a à demander à l’homme qu’elle épouse que de bons traitements et rien de plus…

À cette heure, toute poésie lui semblait morte, et de même toute noble exaltation. Albert ne savait même plus trop s’il aimait encore ; et cela devait être, car qui avilit la femme avilit l’amour.

Il avait seulement la tête lourde et le