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porte. L’actrice se précipita pour lui serrer la main :

— Je vous remercie bien, lui dit-elle ; sans vous, j’attrapais un rhume, c’est sûr. Vous aurez en moi une amie, car vous êtes un jeune homme charmant. Voici mon adresse. Je tâcherai de vous envoyer des billets pour vous et pour votre dame.

Tandis qu’il payait le cocher et lui donnait l’adresse de la jeune femme, elle regardait la rue et la maison, puis une dernière fois elle le salua avec le plus engageant sourire.

En rentrant chez lui, Albert trouva Emmanuel, qui l’attendait et lui dit :

— Je suis venu te chercher pour Paul Théry, qui est très-malade. J’ai déjà passé trois nuits près de lui, et Marie craint que je tombe malade à mon tour ; si tu pouvais me remplacer ce soir ?

— J’irai certainement, dit Albert. Paul Théry, ce grand garçon à figure carrée, n’est-ce pas ? avec des taches de rousseur. Je lui ai à peine parlé.

— Oui, on ne le voit guère, parce qu’il est en ménage,

— Ah ! comme toi.

— Oh ! depuis bien plus longtemps. Il est venu ici avec sa maîtresse, une fille de son pays, de Montmorillon. Paul fait sa troisième année.

— Et depuis ce temps ils n’ont pas changé ?

— Non, et ne changeront pas ; ça, c’est légendaire. Si tu voyais cette pauvre petite femme, c’est à faire pitié. J’ai beau être là, elle ne dort pas. Je crois pourtant qu’on le sauvera. C’est Broca qui le voit. Il m’a dit ce matin : « Cela va mieux ; si les mêmes symptômes continuent, il s’en relèvera. »

Ils causèrent alors de la maladie. Emmanuel donna ses instructions à Albert ; puis ils s’en allèrent dîner, et Emmanuel conduisit son ami chez le malade.

Dans une grande chambre bien tenue, Albert vit Paul Théry couché, le regard éteint, et qu’il eut peine à reconnaître ; près de lui, une jeune femme très-pâle, aux yeux brillant de fièvre, à l’orbite creusé. Elle accueillit Albert avec reconnaissance, s’assura elle-même qu’il avait été mis au fait de toutes choses, et rendit compte, avec une extrême lucidité, de tous les symptômes de la journée.

— Qu’en dis-tu ? demanda Emmanuel à Albert.

— Si tous les malades étaient soignés avec cette intelligence, répondit-il…

— Oh ! dit la jeune femme, que voulez-vous ? C’est une seconde vue. Je vois, je sens, je souffre tout.

La nuit, le malade eut une crise, accompagnée d’un peu de délire, pendant laquelle, penchée sur let, tenant ses mains dans les siennes, la jeune femme tentait, on l’eût dit, de lui insuffler sa propre vie. Après cela, une torpeur, au sortir de laquelle Paul Théry retrouva tout d’un coup sa lucidité.

— Louisa, dit-il, je suis bien malade, chérie.

— Oui, mais tu vas mieux.

— Je ne sais pas. Tout à l’heure, il me semble que j’ai été bien près de la mort. Que deviendras-tu, si je meurs ?

— Sois tranquille, répondit-elle d’un ton bref, ne t’inquiète pas de ça.

— Ta famille ne te recevra plus… Pauvre abandonnée !…

— Je te dis de ne pas t’inquiéter de ça.

— Oui, parce que tu penses à mourir aussi… Mais, non, il ne faut pas. Cela ne pouvait pas durer, tu sais bien… Louisa, tu ne sais pas ce que je pense ?…

— Dis ; mon chéri.

— Eh bien ! si je mourais, nous n’aurions pas besoin de nous séparer et… ce serait mieux…

— Tu as peut-être raison… et du moins alors je pourrais… te suivre… Elle ne put retenir ses larmes et s’affaissa sur l’oreiller, Le malade aussi pleurait, et leurs larmes se confondaient, et ces deux têtes pâles et flétries brillaient d’un étrange rayonnement intérieur. Albert crut devoir les arracher à ces impressions douloureuses :

— Je vous préviens, dit-il, que tout ceci n’est pas en situation. Vous avez de longs jours à passer ensemble, Théry va beaucoup mieux, et cette nuit a confirmé les espérances de Broca.

— Ah ! c’est vous, Brou ? dit le malade, Je vous remercie d’être venu. Est-ce vrai ?…. Après tout, la vie est si différente du bonheur… que ce n’est pas la peine de se réjouir ou de craindre…

— Ne me dispute pas les jours qui m’appartiennent encore, lui dit-elle à demi-voix ; calme-toi, guéris !

— Je veux ce que tu voudras, répondit le malade avec un tendre sourire, et il s’endormit la main dans la main de son amante.

Paul Théry guérit en effet, et Albert, qui l’avait soigné plus d’une fois, fut désormais des intimes du petit ménage. Paul et Louisa vivaient réellement en gens mariés, d’une vie régulière et paisible. La jeune femme était pudique et gracieuse. Elle recevait les amis de son mari avec la familiarité usitée dans le monde latin, mais de telle façon pourtant qu’aucun d’eux, même le plus léger, n’eût osé lui manquer de respect.

Un jour qu’Albert, Emmanuel et un autre étudiant étaient réunis chez Paul, et que la conversation roulait sur les exigences de la famille :

— Nous savons chacun ce qui nous attend,