Page:Leo - Marianne.djvu/70

Cette page n’a pas encore été corrigée

Aïe aïe ! je vais prendre du mal, bien sûr !

Ayant dit cela, elle se décida à lâcher les jupes, qui retombèrent sur ses pieds ; alors elle rejeta le capuchon de son waterpooff, secoua la tête, et releva sa voilette en lançant de nouveau sur Albert un regard, cette fois très clair ; puis elle se mit à arranger son manteau, à secouer sa robe, à lisser ses cheveux ; elle se livra enfin au soin de sa toilette, tout en poussant de petits soupirs de fatigue et d’émoi : on eût dit un oiseau lissant ses plumes. Enfin, voyant que son compagnon d’infortune avait pris le parti de ne point engager la conversation, elle s’approcha de lui résolument :

— Monsieur, pensez-vous que la pluie dure longtemps ?

Elle avait fait cette question de l’air de la plus pals confiance dans les lumières de celui qu’elle interrogeait, et elle attendait la réponse, le cou tendu avec une touchante candeur, comme on attend un oracle :

— Je ne le sais pas plus que vous, madame.

— Ah ! tant pis, je croyais… les hommes sont si savants ! Je croyais qu’ils savaient aussi cela. Que vous êtes heureux, vous, d’avoir de grosses bottines ! Moi, je ne sais pas comment je vais faire à présent pour rentrer chez moi. La rue est une rivière.

— Cela s’écoulera, dit Albert,

— Monsieur a de la patience. Oh ! les hommes ont le temps d’attendre ; mais moi, j’ai à préparer mon costume pour demain, parce que je suis actrice. Ah ! ça donne bien du mal, allez ! Et quand je songe que je demeure rue Saint-Victor !…

— C’est en effet très loin.

— Vous ne demeurez pas si loin que ça ?

— Non.

La nuit tombait, le gaz n’était pas encore allumé, il faisait sombre sous la porte cochère. Cependant Albert avait pu voir que sa compagne d’occasion était jeune, avait des cheveux bruns frisés, la peau blanche, en somme, la beauté du diable, sans parler des jambes, qui avaient été si bien exhibées. Il s’éloigna de quelques pas ; elle se rapprocha et continua la conversation, se répondant à elle-même quand il ne répondait pas. La pluie tombait toujours, mais elle s’était ralentie. Albert avança la tête dans la rue. La jeune femme eut peur qu’il s’éloignât et mit la main sur son bras,

— Vous ne partez pas, j’espère ? lui dit-elle d’un ton plaintif et suppliant ; voyez-vous, j’aurais peur de rester là toute seule… Elle ajouta : Là ! voyons ! vous ne me payerez pas une pauvre petite voiture ?

Albert hésita, Il avait bonne envie d’en prendre une pour lui-même, et le sort de cette petite créature, sans chaussures dans la boue, lui faisait pitié. Puis les cheveux bruns frisés lui avaient rappelé ceux de Marianne, il n’y avait donc pas de danger. En ce moment, une voiture vint à passer elle était vide, Albert l’appela.

— Ah ! que vous êtes gentil ! dit la petite actrice.

Elle sauta dans la voiture, et Albert y monta ensuite en donnant son adresse au cocher. Il n’avait pas eu le temps de s’asseoir que la jeune femme lui saisissait les deux mains.

— Que vous êtes bon ! Je vous aime bien, li…

— Madame, c’est un prêt sans intérêt, dit- il en la repoussant à sa place,

— Ô quel farouche !… Eh bien mais… je ne vous parlais que de ma reconnaissance… Il ne faut pas être fat.

Il y eut un silence, puis elle reprit la parole en demandant au jeune homme s’il allait souvent au théâtre de X…

— Oui, quelquefois.

— Il me semble vous y avoir vu.

— Quel rôle jouez-vous ?

— Oh ! je ne suis encore que dans les seconds rôles ; mais plus tard j’espère… On m’a applaudie, l’autre soir, vous savez, dans le rôle de Christine, quand j’ai dit : « Non ! » vous savez, en frappant du pied. Ça a empoigné toute la salle. Oh ! si ce n’était pas que cette Léontine a ensorcelé le directeur, je pourrais bien jouer les amoureuses.

Elle babilla quelque temps là-dessus, puis elle demanda à Albert s’il avait une maîtresse.

— Oui, dit-il.

— Ah ! c’est cela. Eh bien ! vous lui êtes fidèle, c’est très-bien. Moi, je n’ai personne, parce que… je n’entends pas prendre le premier venu. J’ai un cœur !… Mais voilà ce que c’est, dans notre carrière, la délicatesse nous perd. Les directeurs sont des chiens ; ils nous prennent à leur service, sans payer ou à peu près rien, et, quand on se plaint, savez-vous ce qu’ils répondent ?

— Non.

— Ils disent : « C’est votre affaire de trouver qui fasse le reste ; moi, ça ne me regarde pas[1]. Oui, monsieur, ils disent tous cela, et ils nous trouvent encore heureuses d’avoir leur théâtre pour nous mettre en vue, à ce qu’ils prétendent. Bientôt ils nous demanderont du retour. Savez-vous combien je gagne ? Cinquante francs par mois, et il me faut de belles robes pour paraître sur la scène. Aussi je n’ai pas même de bottines pour sortir. Allez, la vie est bien dure pour nous.

— C’est vrai, dit Albert.

Et il se leva, car la voiture s’arrêtait à sa

  1. La chose est assez connue, mais elle m’a été personnellement affirmée par une ancienne actrice, honnête mère de famille, à qui la même parole fut dite et qui se retira du théâtre pour cette raison.