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Cette affirmation n’eut pas été suffisante pour convaincre Albert ; mais de toutes parts lui en venaient de pareilles, et même de la chaire de ses professeurs.

C’était alors l’époque où venaient de retentir les imprécations de Proudhon contre la femme, il n’y avait du moins qu’un ou deux ans.

De vigoureuses réponses avaient été publiées : l’une sous le nom de Juliette Lamber, l’autre par Mme d’Héricourt, et l’on discutait cette question avec d’autant plus d’ardeur, que le silence était encore imposé sur les questions politiques, Michelet, de son côté, venait d’écrire l’Amour et la Femme. Après les commérages du jour, on ne parlait guère que de ces choses, et de part et d’autre, avec passion. Un grand nombre d’hommes, qui s’en étaient toujours doutés, avaient été ravis d’apprendre que la femme leur était radicalement inférieure et qu’à son égard la justice n’existait pas. D’autres, qui trouvaient pourtant la chose un peu dure, s’étaient senti le cœur ému pour la pauvre petite, qui, présentée par Michelet, leur demandait grâce, à mains jointes, et ils disaient : Que voulez-vous ? la femme est une malade, elle n’est pas responsable ; il faut la conduire doucement, en avoir pitié. Il y avait enfin des hommes et des femmes qui protestaient au nom de la dignité humaine, de la logique et de la science même, faussement invoquée par leurs adversaires ; mais ceux-là étaient en si petit nombre qu’on ne les entendait guère, d’autant moins que tous les autres criaient très-fort.

Avant d’avoir connu Marianne, Albert, qui n’avait point de férocité dans le cœur, tenait pour Michelet. Au fond, il se sentait doucement flatté dans son amour-propre d’avoir une femme qui lui dit : Pense à ma place, tu es mon maître, et qui, pendue à son bras, se ferait porter par lui comme son enfant. Il avait bien eu la crainte confuse que ce fut un peu lourd ; mais, pour être dieu, on peut prendre un peu de peine. Seulement, en présence de Marianne, ces idées s’étaient évanouies. Elle était trop intelligente et trop forte pour qu’il pût l’imaginer dans un pareil rôle.

Ce qui s’exhalait de cette charmante fille n’était point la maladie, mais la santé, celle de l’esprit comme celle du corps. Il n’y avait donc plus pensé, et, après un instant de lutte, c’est lui qui s’était mis à aspirer vers elle, comme tout à l’envi l’y poussait.

Mais Albert avait maintenant changé de monde. Outre la plupart des étudiants, plusieurs professeurs de l’école étaient proudhoniens, et ne se gênaient pas pour écraser en chaire, au nom de la science de Proudhon, — la femme et l’amour.[1] À côté de cela, que de démonstrations vivantes !

Tout le monde sait que la nature toute particulière de la femme, tant, — et si profondément, — étudiée, est un assemblage de douceur, de pudeur, de soumission et de dévouement. Cette règle toutefois comporte quelques exceptions : d’abord tant d’héroïnes, qui ont été autre chose et plus que cela ; puis les reines, les femmes de cour, les femmes du grand monde, généralement et en tout temps renommées pour leurs intrigues, leur ambition, et l’absence de leur corsage ; les bourgeoises égoïstes, vaines et calculatrices ; la paysanne, cette femme de la nature, qui a si verte langue et si bons poings ; les femmes du demi-monde qui… mais nous sommes au quartier latin. Ici la douceur et la pudeur féminines étaient représentées par des chercheuses d’aventures, effrontées ou coquettes, suivant l’occasion, et Albert n’avait pas seulement à se combattre lui-même, mais à repousser la tentation qui sans cesse venait l’assaillir.

Un soir de la fin de février, lorsque déjà des souffles printaniers parcouraient l’atmosphère, une pluie torrentielle creva tout à coup sur Paris. Albert, qui à ce moment se trouvait rue de Lille, se réfugia sous une porte cochère. Peu d’instants après, une petite forme humaine vint, en sautillant sur la pointe des pieds, comme un oiseau, s’abattre près de lui. Elle était enveloppée d’un waterprooff dont le capuchon entourait sa tête, et l’on n’apercevait de sa personne que des jambes très-fines, autour desquelles elle retroussait haut et sans façon le bas de ses jupes. À peine arrivée, son premier mouvement fut de regarder Albert ; puis elle se mit à contempler ses propres jambes, en secouant la tête à droite et à gauche, comme pour dire : Sont-ils malheureux d’être ainsi mouillés, ces petits pieds ! Que de taches de boue ! Quel dommage ! Et elle les tournait et retournait par-ci par-là, dans toutes les attitudes possibles, en jetant, de temps en temps, un coup d’œil furtif sur Albert. Il faut convenir que les pieds étaient assez fins, les jambes assez bien modelées ; mais les bottines laissaient à désirer : dans le haut, l’élastique, lasse de son métier, avait quitté sa prison de soie et s’épanouissait en frisures ; la semelle en était devenue si mince qu’elle justifiait parfaitement cette exclamation :

— Dieu ! mes semelles sont transpercées !

  1. Un brillant chirurgien, oracle des étudiants, leur prêchait, d’après les doctrines d’un grand et rude maître, l’infériorité de la femme et la royauté de l’homme, la vanité de l’amour… (Michelet, livre de l’Amour.)