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vrage ; elle était lingère, et sa main légère fit voler l’aiguille, tandis que de temps en temps, elle jetait un mot dans la conversation.

Les deux jeunes gens descendirent ensemble et Emmanuel raconta comment il avait connu Marie.

— Elle mourait de faim et de froid dans sa chambrette au sixième, là-haut, dit-il ; les pauvres filles gagnent à grand’peine 25 sous par jour. Je la loge et je la nourris, et n’en dépense pas plus pour cela. C’est un petit ange. N’est-elle pas charmante ?

— Oui, dit Albert.

— Ces filles-là, reprit Emmanuel, c’est ce qu’il y a de mieux. Les vraies étudiantes, celles qui ne travaillent pas, sont trop chères à entretenir, trop gourmandes et trop paresseuses. Quant aux Lorettes, elle ne nous prennent qu’en second ou en troisième, et il est désagréable de se cacher quand on n’a pas même affaire à un mari. Puis ces femmes-là sont payées ; c’est un vol et une mendicité. Je te conseille de faire comme moi… quand tu seras las d’être fidèle, ajouta-t-il en riant.

Pour Henri Labobière, il habitait les coulisses du théâtre de Cluny et on ne le voyait plus à l’école. Albert, le rencontrant un jour, lui en fit des remontrances amicales. Henri éclata de rire :

— Mon cher, tu tournes au Caton ; prends garde ! C’est ridicule. Et que t’en revient-il ? Tu ferais bien mieux de t’amuser. Quand tu seras établi et marié, tu pourras te dire enterré sans avoir vécu. Tiens, je ne voudrais pas à ce prix de la fortune de ta belle cousine. Avoir une femme au bras, toujours la même ; une femme à grandes prétentions, des marmots sur les genoux ! Être M. le docteur, une cravate blanche ; des malades toute la journée, la croix peut-être un jour ; et n’avoir pas la consolation de se dire : Au moins, j’ai passé deux ou trois ans de bon temps ; j’ai fait l’amour à ma guise, sans me gêner ; j’ai eu qui je voulais, j’ai laissé qui m’ennuyait ; j’ai fait la vie de bohème ; j’ai bu, j’ai ri, j’ai chanté, j’ai manqué d’argent, j’ai fait des folles ; j’ai envoyé promener la règle et les convenances. Au moins ces souvenirs-là rafraichissent.

Il édita ainsi tout Murger, qu’il savait par cœur ; puis il se moqua du sentiment. Pauvre sentiment ! grand vilipendé de la dernière moitié de ce siècle, qui n’a pourtant pas pour excuse l’excès de la raison.

— Et qu’est-ce que ça lui fait, à cette jeune fille, que tu t’amuses, tant que tu ne peux pas l’épouser ? Ça ne lui fait pas tort d’un iota. La fidélité l’amour pur ! les myosotis ! les étoiles ! les médaillons de cheveux ! quelles bêtises ! Tu as tort de nourrir ta fiancée de tout ça. Ta femme n’en sera que plus exigeante. Les femmes sont ce qu’on les fait. Moi, j’ai ma sœur qui va épouser Saurin de Neuville, un brave garçon, un Hercule !… Parce qu’il a fait une escapade qu’on a sue, ne parlait-elle pas de rompre ? Je lui ai fait entendre raison et elle a fini par dire que ça ne lui faisait rien. Une femme doit sa fidélité, à la bonne heure ! mais l’homme, point. L’homme, étant supérieur à la femme, n’a point de comptes à lui rendre. Proudhon a dit : ménagère ou courtisane. La ménagère n’est pas le plus gai ; tu en auras assez le reste de ta vie ; jouis donc de la courtisane en attendant. Mais, si tu veux déjà revêtir le froc et le cilice du mariage, au moins laisse-moi goûter tranquillement les joies de la jeunesse. En ce moment, je ne donnerais pas Julia pour un diplôme. Elle est à croquer, cette petite, et coquine en diable ! Mais je la tiens ferme, et je la bats, si elle essaye de me faire des traits. C’est ainsi qu’il faut mener les femmes, quand on ne veut pas en être mené : ce qui est honteux pour un homme.

En achevant ces mots, Henri se redressa dans sa petite taille et frisa sa moustache d’un air de tambour-major. Albert était trop amoureux de sa fiancée pour que toutes ces jolies choses à l’égard des femmes ne l’eussent pas blessé ; pourtant il ne les releva pas, et se contenta de faire observer à Henri que ce n’était pas dans les coulisses des petits théâtres qu’il obtiendrait son diplôme.

— Et que m’importe ? Je resterai une année de plus, voilà tout. C’est ici qu’est la vie, et non pas ailleurs.

Bon gré, mal gré, Albert dut aussi faire la connaissance de Julia, qui, sans trop de crainte d’être battue, lui fit les doux yeux.

Quinze jours ne s’étaient pas écoulés, qu’Henri, furieux et désolé, rencontrant Albert au café, venait se plaindre à lui de cette petite coquine qui l’avait roulé indignement. Il avait fallu avoir un duel.

— Mon cher, la femme est le désespoir et la perdition de l’homme. La meilleure ne vaut pas un ver de terre mâle. Il faudrait constamment mener cela à coups de cravache ; encore, d’une bête vicieuse, on ne tire jamais rien. Vois-tu, je les méprise… plus que je ne peux l’exprimer.

Il demanda une bouteille de champagne, en but les trois quarts à lui seul ; puis se mit à pleurer, et ensuite à danser et à casser des verres. Il fallut qu’Albert le mit en voiture et le reconduisit chez lui. Pendant ce temps, il criait : Albert, la femme est un être méprisable ! Ne te marie jamais. Quant à moi, je veux rester célibataire. L’homme sage ne confie point son bonheur à cette faible et perfide créature. Je méprise la femme ! Oui ! femme, entends-tu ? je te méprise ! »