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Dans ce chaos, la question des mœurs est encore la plus embrouillée, et d’autant plus que tous les partis s’y rencontrent, les uns continuant la vie du prince et le droit du seigneur ; les autres, par réaction contre la morale chrétienne et la tyrannie familiale, par naturalisme. Le bon, le mauvais, le pire, la faiblesse et la prétention, l’idéalisme et la grossièreté, tout y concourt. Enfin toutes les voix de ce monde : écrits et paroles, journaux, livres, discours, œuvres sérieuses et couvres légères, badinages et sentences, propositions principales et phrases incidentes, tout établit, soutient et répète que l’homme, surtout le jeune homme, a droit aux amours faciles dans un monde de femmes spécial et nécessaire. Conviction si générale que de la bouche des pères, elle a passé dans celle des mères, et de là, tout discrètement, dans le chaste cœur des jeunes filles à marier. On a beau faire des catégories, plus le monde va, moins il en comporte ; c’est une fatalité dont il faut prendre son parti.

Si Albert n’eût pas quitté Marianne, il eut sans peine gardé complets son enthousiasme et sa foi. Mais elle n’était plus là, et des régions où elle l’avait fait monter, de l’air pur du petit jardin de Poitiers, il était tombé en plein quartier latin. Pas plus que la vapeur ne peut éviter d’être condensée en passant d’un air chaud dans un air froid, il ne pouvait éviter de subir l’impression de ce changement d’atmosphère. Il avait pour lui son amour et contre lui le reste du monde.

Pourtant la raillerie, même dans la jeunesse parisienne, n’est pas éternelle ; elle cède devant la persistance de la volonté, surtout devant la bonne humeur de celui qu’on raille. Albert n’était pas dans ce dernier cas ; mais ses camarades n’étaient pas non plus des Méphistophélès qui eussent besoin de sa chute ; ils prenaient au fond très-facilement leur parti de son rigorisme, c’est lui qui ne pouvait se consoler d’avoir été persiflé. Ensuite ce fut l’exemple qui le prit, l’entoura, le pénétra par tous les pores. Chacun de ces jeunes gens n’avait pas de maîtresse en titre ; la plupart vivaient d’occasions et c’étaient les pires. On se racontait ses aventures. Les uns parlaient des femmes d’un air vainqueur ; les autres, d’un ton sceptique. On s’accordait à les mépriser, les femmes. Et Albert fut bientôt gagné à cet avis par la connaissance de ces dames. Elles allaient et venaient dans la vie de ces étudiants comme des papillons dans une prairie. On les rencontrait un peu partout, dans la rue, au café, à la promenade, dans les chambres de ces messieurs ; elles vous regardaient beaucoup et bientôt vous parlaient familièrement, il n’y avait pas besoin d’être présenté. On en voyait d’assez décentes ; mais d’autres, et particulièrement les inoccupées, vous faisaient la cour effrontément. Certaines se plaisaient dans un cynisme à faire rougir les vieux garçons ; mais, comme les auditeurs de ces gentillesses en riaient, elles se croyaient très-crânes et très-amusantes. Une d’elles, à qui l’on reprochait d’être grossière et bête, répondit : « Puisque c’est ça qui vous plaît le mieux. » Ces dames trouvèrent Albert joli garçon et le lui dirent. Il s’efforça d’être à la fois aimable et froid.

— Qu’est-ce qu’il a donc ? demandèrent-elles.

— Il a une fiancée.

Elles se mirent à rire aux éclats.

Mais Albert s’était élevé trop haut pour être tenté si vite de descendre, et jusque là ! Il passa l’hiver dans cette sagesse, travaillant fort, prenant goût à l’étude ; heureux des lettres de Marianne, les relisant avec amour, y répondant avec joie ; vivant dans l’avenir, et plus content dans sa chambrette, où il pouvait rêver d’elle tout à son aise, qu’en aucun autre lieu.

En face de sa fenêtre, à un étage au-dessous, était la fenêtre d’Emmanuel Fourachon. Par un des premiers beaux jours de février, cette fenêtre s’ouvrit et une tête brune y parut en compagnie de celle d’Emmanuel. Deux yeux très-éveillés se levèrent sur Albert et un joli sourire suivit ce regard ; tandis qu’Emmanuel, du geste, présentait l’un à l’autre sa maîtresse et son ami ; puis les deux amoureux allongèrent le cou dans la rue, se tournant toujours du même côté, se regardant comme deux tourtereaux. À un moment, le jeune homme avança les lèvres ; elle se retira vivement, d’un geste gracieux et grondeur ; puis elle rentra dans la chambre. Emmanuel ferma la fenêtre. Ce jour-là, Albert se trouva plus seul. Dans la chambre à côté, on entendait parfois les éclats d’une voix fraiche. Que sa chambre à lui était silencieuse et vide !

Quelques jours après, revenant de l’école avec Emmanuel :

— Monte donc avec moi, lui dit celui-ci ; je veux te présenter à ma petite femme.

Il monta. Marie le reçut avec gentillesse et l’invita à dîner. C’est elle qui avait prépare le repas.

— Maintenant, dit-elle, je ne veux plus qu’Emmanuel mange à la pension. C’est si gentil de manger ensemble ! Quelquefois nous irons au restaurant, mais comme cela nous avons plus d’économie.

Elle causa de tout avec eux, de ce qu’elle ne savait pas, aussi bien que de ce qu’elle savait, et, sans plus de gène, elle chanta une chanson au dessert, alluma leurs cigares et fuma le sien. Après quoi, elle prit son ou-