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malveillantes, Emmeline et Mme Brou s’occupèrent assurément de cacher ce sentiment ; mais elles s’occupèrent aussi de le satisfaire par ces observations aigres-douces, ces jeux de physionomie, ces interprétations faites ou souffertes, par cette critique sèvère, et ce plaisir de mordre, en un mot, qui constitue le fond de tant d’amitiés.

À vrai dire, Marianne manquait de dévouement. N’avait elle pas son fiancé, quand Emmeline cherchait encore le sien ? N’avait-elle pas assez de fortune, assez de beauté, pour pouvoir consentir à s’enlaidir un peu ? Elle voulait éclipser les autres et en être aimée ! C’était trop ambitieux et trop naïf.

Elle eut à ses pieds les jeunes gens les plus distingués de la ville. Elle écouta d’une oreille curieuse leurs compliments, leurs amabilités, leurs déclarations voilées. Elle y répondait en souriant, d’une façon légère et décourageante. Cependant, comme on savait bien que c’était elle qu’il fallait séduire, et qu’une demande au tuteur, c’est-à-dire au dragon chargé de défendre ce trésor, n’eut été qu’un pas de clerc, les prétendants audacieux allaient plus loin. Le beau neveu de la préfète, l’irrésistible vainqueur de plus d’une de ces dames de la société, affirmait-on, risqua l’aventure à la fin du carnaval. À lui, comme aux autres, sérieuse cette fois, Marianne répondit simplement :

— Je suis fiancée.

Cela fit scandale.

— Sont-ils arrivés, ces Brou, à s’emparer de l’esprit de cette jeune fille ! s’écriait-on.

— En vérité, c’est indigne !

— C’est infâme !

— Mais ce petit Albert n’est qu’un enfant, ce n’est pas là un mariage sérieux.

— Se dépêche-t-il au moins, d’étudier là-bas ?

— Il en est capable, et la chose en vaut la peine ; cependant il y a bien des étudiantes et de joyeux compagnons sur le chemin de l’école.

— Il ne peut, quoi qu’il fasse, revenir avant trois ans,

— Trois ans ! s’écria le bel Horace, le neveu de la préfète, qui ne se tenait pas pour battu. Trois ans ! Ah ça ! mais ces Brou sont étonnants ; ils sont donc capables de croire à tout ?

Le jeune Turquois ne faisait pas tant de bruit ; il soupirait doucement et avec mélancolie, cherchant à se faire comprendre, sans rien compromettre. Il avait un esprit insinuant, varié, qui rendait sa conversation agréable. Souvent il faisait sourire Marianne par un trait heureux ; mais lui, souriait à peine. Son regard tendre et voilé, ses soupirs, ses paroles discrètes, inachevées, tout disait en lui :

— Je suis homme à ne point guérir de cet amour que je n’ose vous dire.

Un matin, Marianne, sortie avec Henriette, le rencontra sur son chemin. Il rougit, salua d’un air embarrassé, et s’éloigna rapidement. Tournant la tête du côté d’Henriette, Marianne vit les joues de la jeune ouvrière couvertes du plus beau carmin.

— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-elle.

— Mais rien, mademoiselle… Avez-vous vu comme M. Alfred a eu l’air saisi de vous voir ? Il ne s’y attendait pas.

— Oui, il m’a semblé qu’il rougissait.

— Ah ! c’est un jeune homme si vrai, voyez-vous ; on voit tout ce qu’il pense sur sa figure. Il y en a bien peu comme celui-là.

— M’aimerait-il réellement ? se demanda Marianne.

Mais elle n’était pas fille à jaser de ces choses et garda pour elle cette pensée.


VIII

L’homme est un animal sociable, chose belle et grande, mais il l’est à l’excès. Certaines natures — il faut dire presque toutes — subissent la pression du milieu qu’elles habitent au point d’y voir fondre en peu de temps les opinions qu’elles y avaient apportées d’ailleurs et jusqu’à leurs sentiments. Ce phénomène se produit avec d’autant plus d’intensité, au temps actuel, que très-peu de gens ont une croyance faite ; beaucoup moins encore, des convictions étudiées. N’étant sur de rien, comment résister ? pourquoi ? Les forts eux-mêmes d’ailleurs, ceux qui savent ce qu’ils croient, subissent encore, au moins comme un malaise, l’influence du milieu ; comment les autres la braveraient-ils ? Albert s’était logé rue des Grandes-Écoles, près du boulevard. Il prit pension non loin de là, dans une maison que fréquentaient d’autres étudiants poitevins, parmi lesquels deux amis : Emmanuel Fourachon, fils du percepteur de Poitiers, élève de seconde année, et Henri Labobière, fils d’un notaire de Neuville, en compagnie duquel Albert était venu à Paris, Les étudiants de seconde et troisième année qui se trouvaient dans la pension firent bon accueil aux nouveaux-venus et se chargèrent de les piloter dans le monde latin. Henri Labobière ne demandait qu’à tout connaitre ; Albert, une fois case, plein de la sainte ardeur qu’il avait emportée du foyer, ne s’occupa que de l’École de médecine, d’écrire à sa chèro Marianne et d’étudier.

— Tiens ! c’est un piocheur, dirent de lui les autres, en le considérant avec cette curiosité que provoque toujours l’exception.

Cependant, comme les piocheurs sont une variété connue et classée, qui après tout n’est pas si rare, on l’aurait laissé tranquille là-dessus, si Henri Labobière n’eut raconté qu’Albert, au contraire, était de son natu-