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sans relâche, sans plaisir, sans compensation, et pourtant organisée, elle aussi, pour être aimée, admirée, pour goûter les joies de son âge. Qu’avait-elle fait pour que sa pauvre jeunesse lui fut ainsi volée ?

Cette idée-là, qui lui venait pour la première fois, tenait Marianne sous l’empire d’un saisissement douloureux. Que faire à cela ? que pouvait-on faire ? Un instant, elle pensa qu’elle pourrait après sa majorité donner une dot à Henriette. Bien, mais les autres ? Il y en a tant d’autres ainsi ! Oh ! que cela est triste et cruel… Et la jeune fille, accablée du poids de ces injustices, de ces douleurs, dont Henriette lui représentait au vif l’image, s’assit en pâlissant.

— Quoi qu’est-ce qu’il y a ? Je vous ai fâchée ? cria l’ouvrière en se jetant sur elle d’un air éperdu. J’ai dit des folies ! Pardonnez-moi. Je vous aime bien, je ne suis pas une ingrate. Je ne voudrais pour rien au monde vous faire de la peine. Qu’est-ce que j’ai dit de mal ?

— Rien ; vous n’avez rien dit que de vrai, et c’est justement cela qui m’a fait de la peine. C’est étrange, mais je n’avais pas encore pensé combien votre vie et celle des autres comme vous a peu de joies. Non, cela ne devrait pas être ainsi.

— Ah ! oui ! personne n’y pense en effet. Mais à quoi bon ce rêve ? Tenez, il faut que j’ôte cette parure ça me fait mal.

Elle détacha la ceinture, puis elle eut un mouvement contraire, la remit en frémissant, et revint devant la glace, où elle resta, les yeux fixes. Marianne, profondément triste, la regardait et songeait.

— Ah ! je voudrais seulement, murmura Henriette d’une voix basse, émue, je voudrais seulement qu’il me vit ainsi ?

— Qui ? démanda Marianne.

— Qui ?… répondit Henriette en tressaillant, oh ! personne ! Je dis que je voudrais qu’on me vit si belle. Mais les gens se moqueraient de moi. Et pourtant… qui sait ? pourquoi ce bonheur n’arriverait-il pas un jour ?

Elle semblait encore là-dessus avoir son idée à elle, et Marianne n’osa pas la lui demander.

Emmeline décidément n’était pas d’humeur aimable. Elle voulut, pour le prochain bal, celui de la générale, une robe rose : c’est le rose qui lui siéyait le mieux. Elle décida en outre que Marianne y serait en bleu. Marianne y consentit, tout en faisant cette observation :

— Mais tu voulais que nous fussions toujours habillées pareillement ?

— Moi, ma chère, je ne demande qu’à te voir belle, et je suis sûre que le bleu te va beaucoup mieux.

Emmeline alla plus loin ; elle voulut choisir elle-même la toilette de sa chère Marianne et prit une robe d’un bleu faux, avec une coiffure d’un gout douteux. Stupéfaite de cette surprise, Marianne, après un peu d’hésitation, déclara qu’elle ne pouvait porter ni la robe ni les fleurs.

— Comment ! s’écria Emmeline, tu me ferais cet affront ?

— Mais… je ne t’avais pas priée de choisir… Ta nuance me déplaît… puis cette guirlande est lourde et vieillotte. Qu’est-ce que cela te fait ? Les magasins changeront sans difficultés.

— Oui, quand tu leur auras dit que j’ai mauvais goût, que je ne sais pas ce que je fais ! C’est fort bien. Je ne m’attendais pas à pareille chose de ta part. Non, jamais !

— Je suis bien fâchée… pourtant… je t’assure que je ne puis pas me décider à porter cela…

— Parce que c’est moi qui l’ai choisi ? Bien ! bien ! tu es bien mon amie, va ; je suis maintenant fixée là-dessus.

— Comment peux-tu me faire une scène pour si peu de chose ?

— Si c’est peu de chose, pourquoi tiens-tu à changer ? Mais je le sais bien, c’est que tu liens à tes triomphes plus qu’à toute autre chose. On voulait avoir l’air de ne pas aimer le monde, et puis on ne pense plus qu’à la coquetterie. Tu m’ôtes une illusion, val…

En même temps, Emmeline éclata en sanglots à l’autre bout de la chambre, jeta l’ouvrage de tapisserie qu’elle avait entre les mains, et s’enfuit.

Étonnée d’une telle extravagance, Marianne fut sur le point de céder ; mais… en vérité, non ; elle n’en eut pas le courage. S’enlaidir ainsi ! paraître de mauvais goût… après avoir été si fêtée !… Non, son amour-propre ne put s’y décider, et, pour se donner une bonne raison, elle se dit même que si elle ne résistait pas dès la première fois à une prétention pareille, on la verrait sans doute se renouveler. Elle renvoya donc l’étoffe et la fleur. Emmeline en fut en colère et en larmes pour tout le jour et garda rancune à sa cousine. Le docteur gronda sa fille ; mais Mme Brou, tout en ayant l’air d’en faire autant, eut à l’égard de Marianne des insinuations perfides que la jeune fille sentit, et qui lui furent très-pénibles.

La brouille s’effaça, mais le charme était rompu. Désormais la belle entente des premiers temps, ces empressements, ces chatteries, et, du côté de Marianne, cette confiance attendrie, reconnaissante, tout cela perdit sa chaleur. Marianne sentit que sa tante et sa cousine avaient un intérêt différent du sien et des arrière-pensées qui lui étaient hostiles. Devenues jalouses et par conséquent