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fortune de Marianne que tous ces gens en voulaient, et le neveu de la préfète… elle avait fort bien vu… Il y avait quelque chose là-dessous ! Un garçon si dangereux… et cette petite pouvait fort bien avoir la tête tournée de tout cela !…

Le lendemain de ce bal fut, comme beaucoup d’autres lendemains de fête, sombre et maussade. Emmeline tournait à l’aigre, Mme Brou était d’une douceur encore plus acide. Le docteur seul, plus galant que jamais, semblait savoir gré à sa pupille des hommages qu’elle avait reçus. Sa présence et sa conversation aux repas consolait un peu Marianne, qui, depuis le départ d’Albert, se sentait bien seule avec ces deux femmes, dont l’une était aussi roide que l’autre était insinuante et brouillon ; mais qui s’entendaient parfaitement pour lui offrir le même vide d’idées, la même fausseté de sentiments. Certes, elle s’efforçait de les aimer, mais elle n’y parvenait pas très-bien. La jeune fille, il est vrai, occupait ses meilleures heures à sa correspondance avec Albert, très-vive, très-active, et, en ces premiers jours, débordant de regrets, d’inhabitude de l’absence. Cependant un peu d’expansion parlée, vécue, avec ses semblables, est nécessaire aussi ; pour cela Marianne se plaisait bien plus avec Henriette, et comme sa toilette exigeait maintenant tant de soins, elle prenait l’ouvrière dans sa chambre des heures entières. Henriette, elle, pensait ce qu’elle disait ; elle avait un air rêveur qui en faisait imaginer plus encore ; elle était sensible, intelligente ; elle s’associait à votre pensée. À cause de Mme Brou, Marianne n’eut pas osé dire qu’elle eût volontiers fait son amie de cette jeune fille ; mais elle l’aimais et les réserves imposées, qui établissaient un mur entre elles, la gênaient.

Chez Henriette, du moins, il n’y avait aucune trace d’envie, de jalousie ; c’était une sorte de culte qu’elle avait pour Mlle Aimont. Elle l’admirait en toutes choses, le lui disant à elle-même si naïvement, que Marianne, confuse dans sa modestie, mais ne pouvant se fâcher, prenait le parti de sourire. Quand elle revit Henriette après le bal, déjà l’ouvrière savait quel succès avait eu Mlle Aimont et elle en était toute fière.

— Ah ! mademoiselle, allez, les autres femmes ne sont pas contentes de vous ; mais les jeunes gens, c’est autre chose. Il paraît que Mme la préfète voudrait vous faire épouser son grand coquin de neveu ? Oui, ça serait un joli cadeau, un monsieur qui aime toutes les femmes, qui n’a rien, et qui dépense comme un millionnaire. Vous auriez l’honneur de payer ses dettes. Il y a aussi le fils du colonel, qui allait disant à tout le monde : Je l’aime ! Celui-ci c’est un bébé, il n’a que dix-huit ans. Il vous fait des vers.

— Mais, Henriette, d’où savez-vous tout cela ?

— Ah ! voilà, mademoiselle. J’ai mon petit doigt qui me dit tout. Je sais bien des choses, allez, qui se passent où une pauvre fille comme moi ne va pas.

Elle finit par dire qu’elle était allée la veille en journée chez les Turquois, et qu’elle tenait la plupart de ces détails de M. Alfred.

— Pour celui-là, il vous admire bien aussi, mais honnêtement, et vous n’en aurez point d’ennui. C’est un si bon jeune homme ! Il est comme vous, tenez, pas méprisant. Il dit que tout le monde se vaut bien. Mais il n’y a que vous deux comme ça. Ce n’est pas sa mère ni ses sœurs qui pensent de même. Et pourtant ces demoiselles devraient être plus modestes et plus douces aux petites gens ; elles ne se marient pas parce qu’elles n’ont pas de fortune. Tout le monde n’est pas désintéressé. Un homme qui aime une femme rien que pour elle-même, c’est si rare, et ce n’est pas toujours le moyen d’être heureux !

Elle soupira profondément et s’absorba dans un silence plein de pensées en fixant dans le vague ses beaux yeux rêveurs. En la regardant, Marianne se dit :

— Comme elle serait jolie, elle aussi, dans une robe de bal !

Et la fantaisie la prit d’habiller ainsi Henriette, — elles étaient de la même taille à peu près ; — Henriette accepta l’idée avec un sourire. Elles procédèrent à la toilette et bientôt, habillée et coiffée par les soins de Marianne, la jeune ouvrière se trouva transformée en une gracieuse et brillante demoiselle.

En se voyant dans la glace de l’armoire, qui la reproduisait des pieds à la tête, Henriette jeta un cri d’admiration ; puis son front s’anima d’un rayon de fierté, et ses grands yeux noirs, à l’ordinaire si doux, étincelèrent.

— Ah ! vous voyez ? dit-elle. Eh bien ! qui donc dirait que je ne suis pas une demoiselle comme une autre ? Ne suis-je pas cent fois mieux qu’Ernestine et Léonie Turquois, qui me regardent de si haut ? Ah ! que je suis malheureuse de n’être pas née comme elles… Oh ! oui, je le suis !

Elle porta les mains à son visage avec un tel geste de désespoir, que Marianne, stupéfaite de ce résultat qu’elle n’avait pas prévu, regretta sa fantaisie. En même temps, elle fut saisie de l’idée qu’Henriette avait raison, que son sort était injuste. Elle vit d’un coup d’œil sa propre vie en regard de celle de cette pauvre fille, condamnée à travailler