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jeunes certaines qualités natives comprimées, il ne devait rester chez les autres aucun vestige de quoi que ce fut de particulier. Tout ce monde-là était frappé au même coin d’inertie morale et de routine intellectuelle, et s’y complaisait. Les jeunes, évidemment, avaient pris le mot d’ordre comme un devoir sacré. Puis étaient-ils vraiment jeunes ? Il y ávalt fort à en douter. Ces figures-là, pour la plupart, étaient stéréotypées : elles reproduisaient des portraits de famille. La petite nièce était l’image vivante de la grande tante, la même sécheresse de lignes et d’expression, et la descendance, augmentée de l’éducation, n’avait fait qu’exagérer le type primitif.

Marianne espéra s’habituer à ces petites soirées, elle ne le put ; son malaise, au contraire, et son impatience, ne firent que croître. Il lui prenait par moments des envies de bâiller, de s’étirer, de crier, de s’enfuir, presque irrésistibles ; elle courait quelque-fois dans la salle à manger, ouvrait la fenêtre et s’exposait au froid pour se remettre les nerfs. Il y avait là un effet moral autant que physique, elle sentait peser sur elle une écrasante immobilité. Dans ce milieu catholico-bourgeois, l’ennemi, c’est le mouvement, Le retour du lundi, jour de ces réunions, était donc pour Marianne un objet d’effroi : Elle écrivait plaisamment à Albert que le goût qu’elle éprouvait pour le monde prenait des proportions inquiétantes.

Il n’en fut pas de même toutefois lorsqu’il s’agit d’aller au bal. D’abord la joie d’Emmeline et ses transports eussent suffi à prévenir favorablement sa compagne ; puis, là grace de son costume et la beauté nouvelle dont il la révélait, ne furent nullement indifférentes à la jeune fille. Elle y trouva le charme d’une artiste, et baissa doucement les yeux à se voir si belle. Tout bas, son cœur lui disait :

— Quel malheur qu’Albert ne soit pas là !

Elle garda ce sentiment tandis que la voiture les emportait vers la préfecture, et, fut une modeste fiancée, et non point une jeune fille avide d’hommages, qui entra dans la salle de bal au bras du Dr Brou.

Elle fit sensation ; on l’attendait ; elle était la curiosité du bal et bientôt elle en fut la reine. Sa toilette simple, toute blanche, lui donnait un charme délicieux de pureté, en harmonie avec sa taille et son visage. Elle portait sur une robe de dessus en satin blanc une robe de tulle, à tunique bordée dans l’ourlet d’un large ruban de salin blanc ; son corsage, plus décent que les autres, qui entourait ses épaules et cachait entièrement sa gorge, était rattaché par des bouquets de lilas blanc ; une branche pareille, retenue par un ruban de satin blanc, formait sa coiffure, d’un style grec charmant. La toilette d’Emmeline était pareille, mais l’échafaudage de cheveux, le type un peu vulgaire, et la vivacité composée de la fille de Mme Brou, donnaient à cette toilette un tout autre caractère. Emmeline, malgré sa légèreté, sentit cette nuit-là qu’il n’était pas de son intérêt de soutenir avec sa cousine un parallèle, et elle revint un peu boudeuse.

— Bon Dieu ! ma chère, quelle moisson d’hommages ! Il n’y en aura bientôt plus que pour toi seule, et nous allons toutes ne plus servir qu’à orner ton char. Eh bien tu t’es fort amusée, je l’ai bien vu, toi qui faisais tant la dégoûtée. Ce que c’est que d’être vaniteuse, sans qu’on veuille en avoir l’air !

Il y avait l’épine de la jalousie sous ces paroles, et Marianne en fut troublée, sans bien comprendre pourquoi. Oui, elle s’était amusée. Là, on glissait, on dansait ; les visages souriaient, comme les lumières et les fleurs. C’était charmant. Puis il n’y a point de femme, — et les hommes, pour ce qu’il y a d’analogue, éprouvent le même sentiment — qui ne jouisse, au moins dans les premiers temps, d’être admirée. Elle n’avait rien vu de tout ce qui l’entourait, que la surface ; les regards des hommes ne lui avaient paru que ce qu’ils voulaient paraitre : doux, flatteurs et respectueux. Des voix insinuantes, et qui se faisaient harmonieuses pour oser bruire à son oreille, lui avaient fait entendre l’accent de l’amour sans en prononcer le nom ; mais elle avait souri de tout cela, sachant bien qu’on n’aime pas si vite, prenant ces choses comme une partie de la musique du bal. Elle-même, elle avait bien vu que sa beauté était une harmonie et ne trouvait pas étonnant qu’on l’admirât. Quel bonheur d’avoir à donner à Albert plus qu’elle n’avait cru d’abord ! de partager avec lui l’encens qu’on brûlait pour elle !

Mais Mme Brou commençait à être fort partagée ; elle s’était enorgueillie jusque là des perfections de Marianne, puisque Marianne, à ses yeux, faisait en quelque sorte, partie d’Albert. Mais pourtant il était dur de voir sa fille à elle, sa propre fille, éclipsée par cette étrangère. Là, tout à côté d’Emmeline, on ne voyait que Marianne, on ne s’empressait que pour elle. Elle avait dû refuser dix invitations, tandis qu’Emmeline était restée une fois sur sa chaise. Cela était mortifiant. Affaire de nouveauté : le monde est si bête ! Certes, Emmeline était bien jolie, et même cette toilette lui allait mieux qu’à Marianne, oui vraiment ! Elle était si fraiche et avait tant de gentillesse !… Ah ! mais, voilà… Emmeline n’a pas quatre cents et quelques mille francs à donner à un mari…

Cette réflexion rejetait Mme Brou dans toutes ses craintes. Certainement c’était à la