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plir sa tâche et de rendre heureux… les autres.

Elle lui dit encore :

— J’ai compris, à quelques mots de votre mère, que l’on craignait votre absence pour mon amour, Albert. C’est bien peu me connaître. Je suis sûre que vous n’avez pas cette crainte et quant à moi, je vous ai donné toute ma confiance et je sais que vous m’aimerez là-bas comme ici, Que sont donc les êtres qui pourraient ainsi changer ?

Enivré d’amour et de respect, l’adorant, il répondit par les serments les plus vifs et les plus tendres ; ils se quittèrent pleins de foi, de courage, d’amour.

Le lendemain, après un déjeuner rapide, où nul ne mangea, où tous les yeux étaient pleins de l’armes, M. Brou, tirant sa montre, se leva :

— Allons ! il est temps.

Mme Brou poussa un gémissement, et se précipitant sur une assiette du dessert :

— Ah !… Et ces raisins, Albert ? si tu les emportais pour ta route ? Cela te rafraîchirait.

Il eut bien de la peine à s’en défendre ; mais il reçut en cachette un petit porte-or, qu’en l’embrassant elle lui mit dans la main, Albert embrassa ensuite sa sœur et Marianne ; après quoi la mère éplorée vint se rejeter dans ses bras. Enfin, entraîné par le docteur, qui seul l’accompagnait à la gare, il partit, emportant un dernier regard de Marianne, d’une ravissante éloquence, et qui lui resta dans les yeux jusqu’à Paris.



VII

La ville de Poitiers est bâtie sur une colline en forme de promontoire, et aplatie au sommet, qu’entourent deux rivièrès, le Clain et la Boivre, profondément encaissées entre des coteaux abruptes, hérissés la plupart de rocs nus, noirs et sourcilleux, qui surplombent de fertiles prairies : À part les vieux et beaux monuments que lui a laissés le catholicisme des premiers siècles, et celui du xe et xiiie siècle, son vieux palais des comtes, et sa vaste promenade de Blossac, Poitiers est un grand village mal bâti, aux maisons basses, la plupart accompagnées de jardins ; aux rues étroites, mal pavées, silencieuses, qu’assoupissent encore les longues murailles de plusieurs couvents. La cité gauloise n’est plus représentée, — si toutefois ce témoin n’est pas celui d’un autre âge, — que par un dolmen dans la campagne ; la cité romaine, que par des arènes ruinées.

Çà et là, dans cet ensemble roman, gothique et vieillot, l’époque moderne a posé quelques maisons neuves, une vaste et dispendieuse préfecture. Mais le vieil esprit que recèle la pierre, depuis le tombeau de la femme de Clovis, où se font annuellement des miracles, jusqu’aux portes tracées par les huguenots, qui ont aussi leur légende miraculeuse, cet esprit catholique et aristocratique est resté l’atmosphère de la ville ; il y a des classes, d’ailleurs entièrement séparées ; une aristocratie légitimiste, encore puissante par sa fortune et son prestige, la vieille bourgeoisie de souche poitevine et la classe ouvrière indigène. Chacun de ces mondes-là vit à part des autres, sauf le monde ouvrier, qui hante les deux avec un mélange de haine et d’amour ; mais on n’en sait pas moins réciproquement tout ce qui se passe ; on cause surtout, dans le monde bourgeois, des événements qui ont lieu dans la famille de M. le marquis de X… ou de Mme la baronne Y… ; on s’attendrit sur les malheurs ; on fouille les vices et les ridicules, tout cela avec une égale complaisance ; car tout cela établit ou rétablit l’égalité ; on ne dédaignera pas non plus de s’intéresser aux familles ouvrières méritantes ; on les estime, on les choiera même, pourvu qu’elles sachent rester à leur place, être zélées, dévouées au besoin, et qu’elles sachent apprécier la condescendance.

En dépit de la morgue et des commérages, règne entre ces trois mondes une sorte de fraternité de secte. L’église, le confessionnal et le couvent les rassemblent, et malgré leurs différences, ils se retrouvent tous dévots et Poitevins contre l’ennemi commun, c’est-à-dire ce qui, forme ou fond, tient au progrès ou, pour parler plus justement, au moderne. Les vrais commérages, ceux qu’envenime la dévotion haineuse, les bons coups de dents, les flèches les mieux aiguisées, sont réservés pour les hérétiques, parpaillots et fils du siècle, qu’on appelle la colonie, autrement dit les fonctionnaires de passage envoyés par l’autorité, depuis le préfet, en passant par le membre du parquet, et l’employé des finances, jusqu’au lieutenant de garnison. Cette catégorie a beau représenter le pouvoir, fréquenter l’église et contribuer à l’ornement de la ville, elle n’en vient pas moins d’on ne sait où ; elle n’en a pas moins des manières plus dégagées, un ton moins lourd, des allures hétérodoxés. Elle sent le fagot, et avec elle ceux des Poitevins qui la fréquentent. C’est donc une bonne proie pour l’oisiveté des esprits, et on peut la déchirer à loisir. On ne voit pas ces gens-là, mais on les connaît, on les épie, on sait par les bonnes les détails privés de leur existence, et des yeux et des langues braqués derrière les vitres les assassinent au passage.

Il y a cependant un certain groupe de