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mets pas que tu puisses être de ceux-là ; mais, à côté d’un tel excès, il y a bien des distractions qu’il faut éviter. Par exemple, pas de ménage ; ça, c’est un fléau. Ces filles sont bavardes, remuantes ; elles aiment le plaisir et vous entraînent malgré vous. Ensuite, la chose est sue de tous les étudiants du pays, on en jase au retour, et, comme je te l’ai dit, un rival peut avoir l’indélicatesse d’en profiter. Nous avons une partie serrée à jouer, ne l’oublie pas. On cherchera de tous côtés à t’enlever Marianne ; base là-dessus tous tes plans. La jeunesse a ses besoins, et je ne suis pas plus dur qu’il ne faut être ; mais j’estime que des satisfactions passagères doivent suffire à un jeune homme sérieux et soucieux de son avenir. Surtout ne te laisse captiver par aucune de ces petites filles ; on se sert de ces femmes-là, on ne les prend pas au sérieux. N’oublie jamais le bonheur qui t’attend ici et rends-toi digne de le posséder. Enfin sache bien que j’entends ne dépasser, sous aucun prétexte, la somme fixée pour la pension, et que, si tu faisais des dettes, je ne les payerais pas. Compte là-dessus.

Ce discours achevé, M. Brou se leva et mit la main sur l’épaule de son fils en ajoutant quelques paroles encourageantes. Albert, se levant également, balbutia qu’il emportait les meilleures résolutions, qu’il ne songeait qu’à bien travailler…, qu’il comptait absolument sur Marianne…… Il était dans la situation d’un homme qui vient de recevoir un grand coup de poing, dont il est encore tout étourdi. Une fois, au commencement, il avait interrompu son père par une courte exclamation ; mais le docteur avait continué. Une vive rougeur était montée alors au visage d’Albert et il s’était tu ; maintenant il ne protestait pas. Pourquoi ? Quelle était cette fausse honte ? de quoi se composait-elle ? Il était pourtant indigné et se sentait comme meurtri.

En sortant du cabinet de son père, il ne voulut pas rentrer dans la salle à manger où l’attendait Marianne ; il se rendit dans le jardin avec le désir de ne pas la rencontrer, et, une fois au grand air, il fut parcouru de ce frisson, brr, qu’on ressent après une émotion pénible, peur ou dégoût.

— Les pères, se dit-il, ne comprennent pas l’amour. Chère Marianne ! je ne redoute point qu’elle puisse changer, et moi aussi, je veux lui rester fidèle.

— Albert ! Albert !…

C’était Mme Brou qui cherchait son fils et se pendit à son bras.

— Je ne sais pas comment faire, lui dit-elle, pour faire ranger dans la mallz ce pâté de perdreaux truffés. Elle est pleine comme un œuf. Je vais en ôter les habits d’été, dont tu n’auras besoin que plus tard.

— Maman, laisse donc ! Je ne veux pas de ce pâté.

— Tu n’en veux pas ? Par exemple ! Il faut que tu aies toujours quelque chose dans la chambre, pour prendre un morceau quand tu auras veillé tard. Et puis, on est si mal nourri dans ces pensions. Pauvre enfant, va ! Je t’enverrai un panier de vin de Bordeaux, mais je ne veux pas que ton père le sache. Veux-tu aussi des prunes à l’eau-de vie ?

— Non, maman ; merci.

— Tu dis toujours non, mais je sais bien que tu aimes les friandises. Ah ! quand je ne serai plus là pour te soigner… Pauvre petit ! Ne vas pas t’enrhumer surtout. Puis, ajouta-t-elle en baissant la voix, pas de folies ! Il y a des garçons qui se sont perdu la santé là-bas. Ah ! ciel ! que vas-tu devenir, quand je ne pourrai plus veiller sur toi ?

— Sois tranquille, maman ; je te reviendrai tout comme me voilà. Si je m’enrhume, je me soignerai ; ne faut-il pas que j’apprenne ?

— Je t’enverrai aussi de mes sirops. À Paris, c’est fait avec des drogues, ça ne vaut rien.

— Une idée, maman : si tu mettais dans ma malle un peu de tout, afin que je pusse le trouver à l’occasion.

— Mauvais enfant, tu plaisantes, quand j’ai le cœur brisé de ton départ. Ah ! moi qui ne t’avais jamais quitté…

— Je reviendrai, chère mère, et nous ne nous quitterons plus.

— Et ne manque pas d’écrire souvent à Marianne. Il faut cela. Tu m’écriras aussi, et si tu as de petits ennuis… Tu sais bien que je t’ai toujours gâté, méchant Bébert !

Le soir, dans l’ombre, au jardin, un entretien plus doux, plus profond, releva l’âme d’Albert et consola presque la douleur de Marianne. Jamais le jeune homme n’avait donné à son amour des accents plus enthousiastes, plus tendres ; on eût dit qu’il voulait le venger des abaissements que lui avaient infligés d’autres pensées. Aussi, que pouvait-on avec elle, sinon s’élever aux plus hauts sommets de l’amour et de la confiance, lorsque de sa voix douce et tendre, elle disait :

— Nous ne serons point séparés, Albert. Ma pensée sera près de vous et je sentirai la votre près de moi. Pendant que vous étudierez là-bas pour devenir un homme utile, moi je réfléchirai, j’apprendrai pour devenir digne de tous mes devoirs de femme. Cher ami, ces deux années ne seront pas perdues ; elles nous sont plutôt nécessaires. Nous sommes trop jeunes encore pour nous marier ; car il ne s’agit pas seulement d’être heureux, mais aussi d’être capable de rem-