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blier les recommandations paternelles, Marianne, forte de ces recommandations, les fit observer. Ils n’en étaient pas moins fort heureux, ou peut-être davantage. La sérieuse observation de ce lien lui donnait un charme plus constant, une plénitude plus grande. Albert avait repris ses cours avec ardeur, il se distinguait aux examens commencés. Emmeline raffolait de sa petite sœur, qui contentait toutes ses fantaisies. Le docteur joignait la tendresse d’un père à l’aimable galanterie d’un tuteur, et Mme Brou, tout en s’efforçant de former sa future belle fille aux plus hautes prescriptions de l’étiquette, ne s’appliquait pas moins à lui plaire et à lui présenter le sein de la famille Brou comme une nouvelle édition de l’Éden.

La douceur et la tranquillité de cette vie pénétraient en effet Marianne. Elle voyait plusieurs fois par jour son fiancé et puisait dans ses regards une source intarissable d’heureuses rêveries. Libre dans la maison, elle pouvait, selon son goût, se renfermer dans sa chambre ou se mêler aux entretiens et aux travaux de ces dames, faire de la musique, lire ou étudier. Le soir, on sortait à pied ou on calèche, soit pour gravir, au trot des deux beaux chevaux amenés de Trégarvan, les coteaux qui entourent la ville et dominent des paysages délicieux, soit pour suivre les longues et belles allées de Blossac, parmi les groupes des promeneurs de la ville. Là on rencontrait les amis et les connaissances de la famille, on prenait des chaises et l’on causait. Marianne était l’objet d’une curiosité discrète. Plusieurs de ces dames et demoiselles liaient conversation avec elle, et cherchaient à entrer dans son intimité. Sans parti pris, sans savoir elle même pourquoi, elle se liait peu. D’une part, elle était encore trop endolorie de son chagrin, elle craignait le monde, et, de l’autre, elle avait le cœur trop plein. Son deuil lui servait à repousser les invitations ; mais, au bout de huit mois, il avait bien fallu, cédant aux instances d’Emmeline et de sa mère, mêler à ce noir un peu de blanc.

— Certainement, cette chère enfant nous accompagnera dans le monde, l’hiver prochain, disait Mme Brou. Mais il faut encore la laisser un peu tranquille, ajoutait-elle en confidence ; une si grande douleur ! Ce père était de sa part l’objet d’un culte !

— Il serait par trop étrange de faire jouer à cette belle héritière le rôle de Cendrillon, disait par-derrière l’élégante Parisienne, femme du capitaine-major.

— Et ce serait dommage ! répondait avec componction Mme Turquois, qui avait deux filles et un fils à marier.

— Il me la faut cet hiver à mon premier bal, s’écriait la préfète, et je n’admets pas d’excuses. Je préviendrai Mme Brou que les convenances l’ordonnent.

Mme la préfète n’avait qu’une fille ; mais son neveu, un don Juan de vingt-cinq ans, habitait la préfecture, et, de peur qu’il ne fit la cour à sa cousine, car il était sans fortune, elle avait hâte de le marier. Dans bien d’autres têtes à l’entour, l’idée de l’héritière des Brou — c’est ainsi qu’on désignait Marianne — faisait flotter plus d’un rêve, quand elle ne servait pas de thème aux malignités ; car ceux précisément qui convoitaient l’héritière pour un fils ou pour un neveu trouvaient abominable que les Brou s’en fussent emparée, et ne désespéraient pas de la leur souffler.

— S’ils gardent trois ans ce trésor-là… disaient en riant la plupart.

Et Mme Touriot, la femme major, brune piquante, qui charmait les plus graves magistrats et dont les femmes enviaient la désinvolture, tout en la blâmant, disait :

— Je vais bien m’amuser à la galerie ! Qui tient pour le jeune Albert ? Moi, je tiens pour… l’autre.

— Vous ne croyez donc pas, madame, à la fidélité ? observa d’un air galant un vieux conseiller.

— Eh ! monsieur, des amants qui se voient tous les jours ! Et pas d’obstacles ! Pendant deux ou trois années !… Allons donc ! Pénélope elle-même y perdrait sa tapisserie. Ulysse du moins était absent !

— Mais Albert aussi le sera.

— Alors, reprit-elle, l’autre sera présent.

Et elle se mit à rire, ce qu’imitèrent autour d’elle tous les bons amis des Brou. Ceux-ci se croyaient fort à couvert, parce que jamais à la promenade Albert ne donnait le bras à Marianne, mais seulement Emmeline ou le docteur.

Mlle Aimont continuait aussi ses œuvres de bienfaisance, un peu au hasard, toutefois, vu les obstacles qu’opposait Mme Brou à ses excursions. Mais elle eut bientôt un allié précieux dans la voisine, femme du charpentier, Mme Démier. Par l’entremise d’Henriette, Marianne lui ayant une fois envoyé 100 fr. pour un de ses protégés, la bonne femme, quelque temps après, vint tout franchement parler à Mlle Aimont de nouveaux malheureux qui méritaient secours. Cette visite eut lieu en présence de Mme Brou. La doctoresse fut convenable avec la femme du charpentier ; elle la fit asseoir et lui parla avec bonté. Elle ne pouvait faire autrement, Mme Démier étant une des femmes les plus estimées du quartier, et son mari d’ailleurs étant propriétaire. Et puis, du moment qu’elle ne venait que pour une raison spéciale, qu’elle se tenait bien selon son rang, portait le petit bonnet de l’artisane, et se faisait prier deux