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s’embrasser, cela était bien évident. Oh ! qu’elle avait été imprudente et faible ! Mais aussi elle ne savait comment le refuser ; il en était si heureux ! Et puis cela était bien naturel, puisqu’elle l’aimait. Cependant, oh ! maintenant, non, jamais !

Elle se cacha le visage dans ses mains ; ses joues brûlaient. Elle s’en voulait mortellement à elle-même… à Albert, un peu, oh ! bien peu… Et l’on avait pu lui recommander de respecter la chasteté d’Emmeline, de se défier des regards des domestiques… Des larmes de honte s’échappèrent de ses yeux.

— Oh ! non, plus jamais !

Le docteur pouvait être maintenant tranquille. Toutes les fiertés de sa pupille, tous ses sentiments personnels surexcités, secondaient les deux choses qu’il avait à cœur : le maintien de la foi jurée et la sévérité des apparences. Albert et Marianne s’épouseraient, et nul n’aurait à en médire. Malheureusement c’était un peu tard et, pour gagner la bataille, il avait fallu se compromettre un peu. Mais M. Brou et sa femme étaient loin de s’en douter. Ils étaient de ces bourgeois, très nombreux, qui croient leurs domestiques incapables de les comprendre, et s’étonnent bonnement ensuite des indignes suppositions du public, si mensongères ! Le ciel en est témoin ! Et vraiment, il s’en faut de si peu qu’ils ne le croient ainsi ! N’en aurions-nous pas été presque persuadés nous-mêmes, vous et moi si nous avions eu l’indiscrétion de pénétrer, le soir même, dans la chambre à coucher de M. et Mme Brou, et que nous eussions entendu le docteur raconter à sa femme ses faits et gestes de la soirée, reproduire, du même ton pénétré, les observations qu’il avait présentées à son fils et à sa pupille, en y ajoutant encore de nouveaux développements profondément sentis ?

— Enfin, dit-il en achevant son discours, je ne dis pas, certes, que ce mariage me soit désagréable ; mais, à bien prendre, il a, pour un homme délicat, de grands inconvénients.

— Mon ami, répondit noblement Mme Brou, c’est que tu pousses toujours la délicatesse à l’extrême ; sois donc plus tranquille. Ce n’est pas notre faute si ces deux jeunes gens s’aiment, cela est tout naturel, et pourvu que nous observions toutes les convenances, ainsi que tu l’as sagement décidé, on ne peut rien avoir à nous reprocher.

Elle parla même des consolations de la conscience, et les deux époux s’endormirent satisfaits d’eux-mêmes. Pourquoi pas ? Il y avait déjà plus de deux mois que le docteur avait dit à sa femme : ton fils est un sot ! La mémoire d’un homme si occupé laisse échapper bien des choses. Il n’y avait pas deux jours, il est vrai, que Mme Brou protégeait avec un soin jaloux, en même temps que la santé de ses rosiers, les tête-à-tête de son fils et de Marianne ; mais quoi elle n’eut pas manqué de bonnes raisons pour établir qu’au sein d’une famille, les convenances n’exigeaient pas tant de rigueurs. Et puis alors savait-on ?… L’observation des convenances a cela de bon, comme les pratiques religieuses, qu’elle laisse l’esprit et la conscience libres de vagabonder à leur ombre en toute liberté. Maintenant on veillerait sur ces chers enfants, sur ces fiancés ; car ils l’étaient désormais, et un peu de prudence et de contrainte ne rendrait pas leur amour moins fidèle et moins assuré.

Le lendemain matin, Marianne était à peine levée qu’elle reçut la visite et la bénédiction maternelle de Mme Brou ; puis ce fut Emmeline qui vint se pendre à son cou en lui disant :

— On m’a tout dit, méchante dissimulée. C’est égal, je te pardonne, car je suis si contente que tu deviennes ma sœur !

Ce fut complété par un entretien en famille au jardin, où l’engagement d’Albert et de Marianne fut précisé, consacré, béni par de tendres et solennelles congratulations, mêlées, comme la veille, de craintes et d’espérances. La jeune fille, surmontant sa timidité, écarta les craintes par de nouvelles protestations. Non, ses sentiments ne pouvaient changer, elle n’était ni vaine ni inconstante : son orgueil froissé le lui répétait à elle-même, et, bien qu’il ne lui fut pas possible d’être plus sincère et plus touchée qu’elle ne l’avait été quand d’elle-même elle s’était fiancée à Albert, cependant elle se sentait maintenant engagée d’honneur autant que de sentiment. Le bonheur de cette famille et sa considération, qui, à cause de ce mariage, allait être compromise, c’était à Marianne de les conserver et de les défendre. Elle le ferait désormais ; elle se sentait mariée comme si le prêtre et le maire y eussent passé. Douce, timide même, dans la vie ordinaire, Mlle Aimont avait un grand fonds de susceptibilité, de fierté et de décisions, qualités naturelles que les exemples et les leçons de son père avaient encore fortifiées. Tout cela étant sacré devait être décidé.

À dater de ce moment, l’idée d’une unité de famille s’établit en effet, et régna de plus en plus entre ces cinq personnes, qui se regardaient comme liées pour la vie. Il y eut plus de laisser-aller, d’intimité dans leurs rapports. Vis-à-vis de leurs parents, Albert et Marianne se traitèrent en fiancés, et, si le jeune homme, de temps à autre, profita d’un instant de solitude pour baiser une main qu’en famille il se contentait de serrer, parfois discrètement, s’il tendit souvent à ou-