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car, outre la mémoire, si chère pour moi, de ce pauvre Aimont, je vous ai jugée au premier coup d’œil. Vous deveniez ma fille ; je n’ai pas assez compris que pour Albert vous pouviez, vous deviez être autre chose qu’une sœur. Mais d’ailleurs avais-je le choix ?…

— Sans doute, dit Marianne, et c’est ce qui vous justifierait complètement, si vous aviez besoin de l’être. La responsabilité revient toute à mon cher père, à… Albert, dit-elle en rougissant, et à moi.

— Elle est plus grande, ma chère enfant, que vous ne pensez. J’ai parlé tout à l’heure de votre fortune ; elle me crée encore bien d’autres soucis. Marianne, le monde adore la richesse. Vous ne seriez pas ce que vous êtes, vous n’auriez ni beauté, ni agréments, ni charme de caractère, que vous n’en auriez pas moins une foule d’adorateurs qui emploieront près de vous l’adulation, les beaux sentiments. Ils vous feront croire qu’ils vous adorent quand ils ne seront passionnés que pour votre dot. Il y en aura de beaux, d’insinuants, d’habiles. Vous ne connaissez pas encore le monde, la vie ; vous ne vous connaissez pas vous-même, mon enfant, et vous vous êtes engagée déjà… Albert sera loin de vous… Il n’aura pour lui que la sincérité de son amour et le souvenir… Et vous, en proie à tant de séductions, Marianne, lui resterez-vous fidèle ?

— Ah ! monsieur !… s’écria-t-elle en protestant.

— Mon pauvre Albert peut être brisé par la perte de cet amour, auquel je l’ai si imprudemment exposé… Je le connais : sous une apparence légère, il cache une profonde sensibilité…

— Monsieur, dit Marianne, vous aviez la bonté de me louer tout à l’heure, et maintenant vous me croyez capable d’une trahison…

— Eh ma chère petite, le cœur peut changer. Je sais que vos intentions sont toujours droites et pures ; mais, je vous l’ai dit, vous ignorez le monde et ses séductions.

— Je ne tiens nullement à les connaître. Vos craintes, monsieur, sont bien fausses ; mais il est facile de les apaiser, et je resterai dans la retraite jusqu’à ce que…

— Jamais, mon enfant, jamais ! s’écria M. Brou en se levant avec vivacité. Non, dussions-nous en être victimes, dût Albert en recevoir la mort, vous irez dans le monde, vous serez libre de choisir, vous ferez vous-même votre destinée. Et, pour que ma conscience n’ait rien à se reprocher et puisse me rendre témoignage au milieu des attaques dont, je le prévois, je serai l’objet, je vous le dis d’avance, Marianne, je ne consentirai pas à votre mariage avec mon fils avant votre majorité. Maintenant, mon enfant, ajouta-t-il en se rapprochant d’elle et en lui prenant la main ; j’ai une chose à vous demander dans l’intérêt de votre réputation et de la mienne : c’est que vos doux entretiens consentent à ne point s’écarter de l’aile maternelle de Mme Brou, et ne s’exposent jamais ni à troubler les chastes rêves d’Emmeline ni à tomber sous l’observation grossière de nos gens.

Ayant ainsi parlé, en accentuant d’un ton pénétré chacune de ses phrases, le docteur se disposa à se retirer ; tandis que Marianne, péniblement froissée par ses dernières paroles, ne montrait aucune envie de l’en empêcher. Il s’arrêta alors, et, d’un ton plein d’onction et de paternité :

— Bonsoir…, mon enfant !… Bonsoir… ma chère fille…

Entrainée par cette dernière expression, Marianne s’avança et lui présenta son front humide et rougissant. Le docteur la serra contre sa poitrine, et s’il n’alla pas jusqu’à la bénir, c’est que la réalité, malgré tout, a ses pudeurs, en dépit de tous nos siècles de littérature.

Il laissait la jeune fille dans une agitation dont elle fut longtemps à se remettre. C’était en elle une confusion de choses pénibles, de mots inquiétants, de pudeurs froissées, d’indignations et de fiertés soulevées, qui tremblaient et s’entre-croisaient en elle, comme les diverses parties d’un paysage dans le miroir d’un lac agité. Enfin elle réussit à classer un peu ses idées. Avant tout, deux choses lui étaient pénibles : la défiance qu’on montrait de ses propres sentiments, et le peu de joie qu’en somme paraissait causer son alliance. Assurément, il n’était pas venu à l’esprit de Marianne de faire intervenir sa fortune entre ses sentiments à elle et ceux d’Albert ; mais peut-être inconsciemment avait-elle jugé que cette considération ne pourrait être qu’agréable pour la famille. Et voilà qu’au contraire, la délicatesse du Dr Brou faisait un malheur de cet avantage…

Marianne, un peu déconcertée, se plut toutefois à admirer le désintéressement de son tuteur. Quel homme délicat et quel caractère élevé ! Ainsi, quelque tremblant pour le bonheur de son fils, il ne voulait pas que sa pupille s’engageât avant d’être majeure, d’avoir eu tout le temps de la réflexion et d’avoir acquis la plénitude de sa volonté !

— Après tout, se dit-elle, il n’y a pas pensé ; mais cela ne change rien. Nous ne pouvions pas nous marier avant qu’Albert eut fini ses études. Pauvre Albert ! il trouve ce temps si long !…

Une rougeur envahit le visage de Marianne. Elle se rappelait les dernières recommandations de son tuteur ; il les avait vus