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Ah ! quel regret ! quel supplice !… Mais non, fou qu’il était la voir la voir !… Ne pas être à cent lieues d’elle, il y avait là malgré tout des trésors de joie. Et il s’en contenterait, trop heureux encore !…

Car il n’y avait pas à résister à la volonté paternelle. On pouvait discuter avec M. Brou, — c’était un bon père et il aimait à se montrer tel ; — seulement il n’y avait point d’exemple qu’avec lui la discussion eût servi à quelque chose, et sa volonté, une fois exprimée, ne changeait point. Il n’y avait d’autre ressource que les petites infractions possibles que comporte toujours la tyrannie, le monarque ne pouvant être partout Albert y songea un peu et se rapprocha de la maison pour contempler la fenêtre de Marianne.

Elle était éclairée, et voilà ce qui se passait à l’intérieur :

M. Brou n’avait pas perdu de temps, il était monté chez sa pupille. Déjà confuse et inquiète, Marianne éprouva un saisissement en voyant entrer son tuteur, qui ne venait jamais dans sa chambre à l’ordinaire. Sans parler, elle lui offrit un siège et se hâta d’allumer une bougie, le jour ayant disparu.

— Vous voilà bien seule et bien pensive dans cette ombre, ma chère enfant, lui dit-il, et vous feriez mieux d’aller folâtrer avec Emmeline, que votre absence attriste ; car nous vous aimons tous ici. Il faut rester enfant le plus longtemps possible, cela est également bon pour l’âme et pour le corps.

Il s’assit et, la voyant troublée, qui cherchait pour lui répondre des paroles banales, il dit tout à coup après l’avoir fixement regardée :

— Je viens de causer avec Albert.

Le front de la jeune fille se baissa, et ses joues s’empourprèrent.

— Mon enfant, reprit le docteur, si votre père ne m’avait pas confié vis-à-vis de vous une mission sacrée, je n’éprouverais qu’un sentiment : la joie, une joie profonde de savoir Albert aimé par vous. Il est bien rare qu’on puisse apprécier d’avance et connaitre déjà comme une fille celle qui devient l’arbitre de la destinée d’un fils chéri. Voir son bonheur assuré par les grandes et sérieuses qualités qui vous distinguent, avoir pour belle-fille une personne que nous aimons déjà comme notre propre enfant, c’est là un bienfait de la Providence qui nous comblerait tous… si vous étiez majeure, ou si votre cher père vivait encore et pouvait ratifier votre volonté ; mais vous êtes malheureusement orpheline, vous n’avez que dix-neuf ans, et c’est moi qui suis chargé par votre père de veiller sur vous, de diriger autant que possible vos volontés, votre choix, de garder votre réputation, d’assurer votre bonheur… Eh bien, ma chère Marianne, comprenez-vous combien ma situation est délicate, et combien, ce que j’eusse considéré comme un bonheur, en d’autres circonstances, me semble presque un malheur… Oui, ou tout au moins une situation pleine d’épines et de dangers…

Il s’arrêta, et la jeune fille balbutia :

— Non, je ne comprends pas, monsieur. Pourquoi cela ?

— Vous ne comprenez pas que dans une situation où tout me commande de ne voir, de n’imaginer que votre propre intérêt, de le démêler et de le défendre avec un soin jaloux, en un mot, d’atteindre à la plus haute impartialité, je me vois partial malgré moi, engagé par mes sentiments de père, et ne pouvant plus démêler si j’agis dans votre seul intérêt ou pour le bonheur de mon fils. Albert vous aime, il vous aimera toujours ; votre abandon ferait le désespoir de sa vie, et vous voulez que je sois neutre et que je puisse vous conseiller froidement…

M. Brou s’était levé ; il arpentait la chambre avec agitation. Marianne courut à lui…

— Mais, mon cher tuteur, que craignez-vous ? et pourquoi le bonheur d’Albert ne serait-il pas le mien ?

— Sans doute, pourquoi pas ?… Mais peut-être sommes-nous aveugles tous deux, mon enfant, vous par… amour, moi par amour paternel. Or dans cette affaire si délicate de votre mariage, je le répète, ce n’est pas un tuteur aveugle qu’il vous faut.

La jeune fille, redevenue calme en face de l’agitation de son tuteur, sourit.

— Je n’ai point d’inquiétude, dit-elle, et vous n’avez à vous faire aucun reproche ; vous n’en aurez jamais…

— Non, et, comme je l’espère, vous êtes heureux ; mais, à défaut de vous, d’autres m’en adresseront. Vous ne connaissez pas la malignité publique, on m’accusera de vous avoir influencée en faveur de mon fils. Ah ! la fortune est quelquefois une chose terrible. Si vous étiez pauvre, notre bonheur ne serait pas moins grand de vous avoir pour fille… que dis-jet il le serait bien plus ; car je n’aurais pas à encourir ces soupçons, ces accusations odieuses de l’opinion, qui, pour un homme d’honneur, sont le plus cruel des supplices. Moi, me voir soupçonné d’une captation, après toute une vie d’honneur et de désintéressement passée dans les fonctions les plus délicates !…

— C’est pour cela, monsieur, qu’on ne vous accusera pas, on ne l’oserait, et ce sont là des choses méprisables.

M. Brou se rassit en fixant les yeux à terre d’un air sombre.

— Oui, reprit-il, la prière de votre père a été pour moi sacrée, et j’ai béni le jour où vous êtes entrée dans ma maison, Marianne ;