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ces faveurs qu’autorisent seulement des fiançailles ouvertes, suivies d’un prompt mariage.

— En vérité, dit Albert à la fois confus et blessé, je ne me crois pas, mon père, si coupable. J’aime Marianne, j’ai le bonheur d’en être aimé ; nous voulons nous marier, c’est bien simple, et, dans cette situation, un baiser ne me semble pas un crime…

— Il est du moins un danger, dit magistralement le docteur. Un premier baiser en entraine d’autres, la jeunesse vous emporte… Et quelle rougeur nous monterait au front, si nous pouvions être accusés d’avoir suborné une jeune fille qui nous a été confiée, et cela dans un but cupide, afin de rendre le mariage nécessaire… car on ne manquerait pas de le dire… Ah ciel ajouta l’honorable chef de famille en levant les bras vers le ciel qu’il invoquait et qul, du bleu le plus souriant, ne semblait nullement irrité de l’aventure. — Ah ! ciel, une pareille injure à mes sentiments désintéressés ! Une pareille tache sur notre honneur, ce serait affreux !….

— Si vous saviez combien est grand mon respect pour Marianne, et quelle est sa pureté à elle, vous ne nous outrageriez pas ainsi, dit Albert avec indignation.

— Oui, je sais… je sais… Les premiers enthousiasmes !… Et moi aussi, j’ai été jeune !… On fait des rêves d’azur, on se nourrit de regards célestes et de becquêtements furtifs. On baise la trace de ses pas, on fait des vers, on n’aspire qu’aux ravissements de l’amour pur. Mais notre nature est une diablesse exigeante, à qui il faut toujours du nouveau et du plus. On est trop amoureux pour chercher ailleurs des compensations, et l’on arrive tout doucement… où l’on protestait qu’on ne voulait pas aller…

— Vous n’avez pas le droit… dit Albert suffoqué.

— J’ai le droit de l’expérience, et, comme père en outre, le droit de conseil, de remontrance, reprit avec sévérité M. Brou. Sache m’écouter : il faut que tu deviennes ostensiblement, du moins pour nous, le fiancé de Marianne, et qu’en même temps vous n’ayiez plus de relations qu’en notre présence. Je préviendrai à ce sujet ta mère, que jusqu’ici sa confiance en toi a aveuglée, et dès ce soir je veux parler à Marianne. Toi, tu me donneras, je l’espère, ta parole d’honneur de ne plus chercher d’entretiens clandestins avec ma pupille ; autrement la cohabitation deviendrait impossible, et je me verrais forcé de t’envoyer de suite à Paris. Cela dérangerait tous mes plans et même tes études, mais en aucune occasion on ne me verra balancer avec le devoir, avec l’honneur !…

En parlant ainsi, comme il ramenaient leurs pas vers la maison, l’apparition d’Emmeline coupa court à l’entretien et laissa Albert sans réplique, sous le coup de la solennité de cette déclaration. Confus, irrité, blessé, de tous les jets de lanterne que son père avait promenés sur leur pur amour, meurtri de la chute qu’il venait de faire, des délices de ce baiser partagé à la brutale et sévère morale paternelle, il retourna sur ses pas et alla s’enfoncer tout seul dans les profondeurs feuillues, où il aimait tant à conduire Marianne. Ne plus la voir que devant té moins n’était-ce pas trop cruel ? trop injuste aussi, car, ainsi qu’Albert l’avait dit à son père, le respect, l’amour même, ne lui permettaient que de chastes pensées. Il en était au point qui devrait être considéré comme le point culminant de l’amour, où le seul bonheur d’aimer et d’être aimé remplit l’être et le déborde. Il se disait quelquefois que trois ans c’était bien long, mais seulement parce que ces trois ans devaient comporter de longues séparations. L’amour de cette fille charmante l’avait élevé dans un monde nouveau. Il se sentait soulevé par des flots d’amour et de courage ; il travaillerait ; il deviendrait un homme remarquable ; il le fallait bien pour qu’il fut digne d’elle ! Quelle force ! quelle ardeur ! quelles joies supérieures ! Tout plaisir vulgaire était loin désormais de sa pensée ; il n’avait pas même besoin de s’en défendre. L’homme aimé de Marianne ne pouvait que les dédaigner. Et même… Ah ! s’il avait su !… s’il avait su quel bonheur lui était réservé, comme il eut été meilleur, plus sage… Mais il redeviendra digue d’elle, à force d’amour.

Albert avait une de ces organisations d’artiste qui ne marchandent pas avec l’idéalisme, à l’occasion. Dans l’ombre parfumée des massifs, ses, yeux bleus attachés sur les nuages mordorés du couchant, qui s’éteignaient peu à peu, ses blonds cheveux au vent, son jeune visage enflammé d’amour et de poésie, il murmura un hymne à sa chère fiancée, en répétant avec transport ce mot qui, prononcé par son père, lui charmait encore l’oreille. Mais, quoi ne plus toucher des lèvres sa douce main, son beau visage ?… Ne plus la voir, dans leur solitude à deux, troublée, indécise, jeter les yeux autour d’elle, pour les ramener bientôt avec tendresse dans ses yeux à lui ; tantôt le retenir d’instinct, et tantôt s’abandonner avec une confiance supérieure, qui l’intimidait plus encore. N’avoir plus de ces ravissements ! Ne la voir qu’en présence de la curieuse Emmeline et sous les yeux de Mme Brou, qui déjà semblaient à Albert deux plateaux de balance, occupés à peser les convenances de tel mot, de tel regard, d’un chuchottement…