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cru… et puis ma tante, qui m’a reproché…

Elle fondit en larmes.

Albert se souleva énergiquement.

— On vous a reproché ?… C’est indigne, cela ! C’est une chose que je ne souffrirai pas, qu’on vous persécute à cause de moi ! Je partirai plutôt ! N’êtes vous pas libre ?

— Oui, cher Albert ; mais je ne veux plus l’être, je veux…

— Que voulez-vous donc, Marianne ? lui demanda-t-il en tremblant ; car le trouble, les pleurs, la rougeur de la jeune fille le saisissaient d’espérance.

— Je veux vous aimer, Albert, autant que vous l’avez désiré !…

Elle s’arrêta de nouveau, les lèvres entr’ouvertes par un souffle haletant, le front courbé. Il poussa un cri de joie et l’enlaça de ses bras.

— Ô Marianne… Marianne… Est-ce possible ?… tant de bonheur !… Vrai ?… C’est bien vrai ?… répétait-il ébloui, en couvrant de baisers les mains de la jeune fille.

— Oui, répondit-elle, d’une voix douce. Vous êtes si bon et si généreux, Albert !…

Ce fut à peine s’ils entendirent la porte s’ouvrir, et si Marianne eut le temps de se reculer un peu. Cependant Mme Brou, si sévère sur les convenances, ne dit rien en voyant sa nièce assise au chevet du lit de son fils.

— Voici ta tisane, mon chéri ; elle n’est pas trop chaude, parce que je l’ai mise un moment sur la fenêtre. Bois tout de suite.

— Eh ! maman, je n’ai pas besoin de tisane ! je ne suis pas malade I je suis guéril jo suls très… très-bien !… Il sé rejeta de l’autre côté, dans l’ombre, en voyant le regard de sa mèro s’appuyer sur lui et sentant son visage tout plein de rayonnements. Mme Brou glissa un regard du côté de Marianne, et parut satisfaite de l’é- motion qu’ello vit également sur les traits de la jeune fille. D’un ton gourmé, elle n’en demanda pas moins où pouvait étro Emme- line ; mais celle-ci ne fut grondéo de son absence ni ce soir-là ni les jours suivants. Marianne rentra dans sa chambre, empor lant un regard d’Albert, qui lui versa tout un monde d’amour, de reconnaissance et d’adoration. Elle avait le cœur trop plein du bonbour qu’elle venait de donner pour ne pas se sentir heureuse en même temps que profondément émue. Ne pouvant songer à dormir ni à s’occuper d’autre chose, elle s’assit dans le coin le plus sombre de la causeuse, et bientôt, se trouvant génée par la lumière, elle l’éteignit. Alors, à demi couchée, le front sur son bras olendu et ses cheveux bouclés ruisselant autour de sa tête, elle se plongea dans ses pensées.

Quel acte elle venait de faire ! Elle avait donc engagé sa vie entière ? Oui !… Mais elle ne pouvait le regretter. Comme il était heureux ! Et bon, généreux, sincère ! Oh ! il méritait bien d’être aimé !… Quel beau regard ! Le regard est la parole de l’âme. Oh ! elle était bien aimée !…

Maintenant c’était fini ! sa vie était faite ! sa vie était une avec celle d’Albert ! Elle avait pris seule cette grave résolution I… O père chéri, tu n’étais plus là pour me con- seiller ; mais n’est-ce pas la famille que tu as élue pour le remplacer près de moi ? Je reste tu m’as placéel. Les yeux ferns, l’esprit tendu, elle cher- chait à voir sa vie future, au dehors bien simple. Elle serait dans trois ans la femme d’Albert ; ils se fixeralent à Poiliere ou ail- leurs, à Paris peut-être ? Ah ! comme on se- rait mieux à Trégarvan ! On n’avait pas bo soin d’une riche clientèle, on ferait du bien. Voudrait-il cela, lui ?… Ici la vie intérieure intervenait avec ses mystères de toute nature. Voudraient-ils en- semble ? Aurait-il toujours cette ardeur à la satisfaire L’aimerait-il toujours de même ? Cet amour, qui l’avait appelés à lui donner sa vie, parce qu’il l’aimait, justifierait-il toujours ce don immense ? Feraient-ils comme tant d’autres qui avaient cessé de s’aimer ? Elle frémit à cette pensée ; mais elle se rappela ce qu’avait dit Albert à ce propos :

— Ces gens là ne s’aimaient pas.

Et cette explication lui sembla très-juste. Eux, ils s’aimaient. Elle ne pouvait douter de l’amour d’Albert, et, quant à elle-même, oh ! certes, cette émotion troublante et charmante qu’elle éprouvait devant cet amour… c’était bien de l’amour aussi. Les beaux regards qu’il jetait sur elle la pénétraient au cœur. Tout à l’heure, quand il avait couvert ses mains de baisers, elle avait frémi dans tout son être, et ce qui lui gonflait ainsi le cœur, si fortement qu’elle y portait la main, comme pour contenir l’effort intérieur, qu’était-ce donc ? C’était son bonheur à lui ! C’était l’amour !

Elle songeait encore, et des questions confuses naissaient et mouraient dans son esprit, avant d’avoir acquis une forme précise, comme ces légères vapeurs qui sortent de terre sous les rayons du soleil et s’y absorbent. Entre le premier baiser d’amour qu’elle venait de recevoir et l’apparition des petites têtes blondes et roses qu’elle voyait flotter à l’horizon, résidait un monde inconnu, sur lequel tous se taisaient, et que ce mystère faisait supposer plein d’attraits et de profondeur. Elle restait là, demi frémissante et demi-charmée, comme sur le bord d’un précipice fleuri qui attire, mais où l’on craint d’être emporté malgré soi.