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grands politiques, l’expectative, avec l’intention de tirer parti des circonstances et de les faire naître au besoin.

Il ne chercha nullement à relever le courage et l’espérance de son fils. Albert parut au repas d’un air profondément triste et y garda un mutisme presque absolu. De son côté, le docteur prit une contenance morose, et sut, en peu de paroles, exprimer des craintes pour la santé d’Albert, Quant à Mme Brou, elle devint une sorte de représentation — du moins pour l’expression du visage — de la mère aux sept douleurs. Elle ne cessait de soupirer, et il y avait des moments — par exemple quand elle entendait les pas de Marianne dans le corridor — où il lui était impossible de retenir ses larmes.

La pauvre enfant ne fut pas longtemps à se sentir vaincue par le chagrin de toute cette famille. Quand déjà, au premier moment, elle se trouvait dure envers Albert, la vue continuelle de ce muet désespoir dont elle était la cause l’énerva, l’attendrit de plus en plus, et entama ses secrètes réserves. En outre, il semblait que tout concourut à lui fournir des réflexions favorables à Albert. À propos d’un petit drame conjugal dont la femme était victime, nouvelle de ville pendant huit jours, l’entretien général roula sur tant d’autres femmes malheureuses, parce qu’elles avaient épousé leurs maris sans les bien connaitre et par caprice d’un jour.

— En ménage, l’estime et l’amitié valent mieux que l’amour, disait sentencieusement le docteur.

Mais ce fut Albert lui-même qui s’éleva avec feu contre cette théorie.

— Non, dit-il, l’amour est nécessaire ; il n’y a ni bonheur ni vertu sans lui. Tous ces gens-là n’aimaient pas.

Ses yeux brillaient de l’ardeur de la foi qui l’animait. N’était-il pas digne d’être aimé, ce jeune homme autrefois peut-être un peu frivole, mais que l’amour initiait à toutes les générosités, aux conceptions les plus élevées

Marianne en vint à le rechercher timidement et se plut à lui témoigner mille confiances, mille affections. Elle eût ardemment désiré de le consoler. Pour cela, il ne fallait qu’une parole, une seule ! Mais cette parole était tout. Et quand Marianne pensait à la dire et l’avait en quelque sorte sur les lèvres, un serrement de cœur la prenait, un instinct profond la retenait. Chose étrange ! Ainsi que le disait Emmeline, Marianne était donc bien différente des autres ? Elle avait autant de peur d’engager sa vie que la plupart en ont de hâte. Préférait-elle donc à l’amour la liberté ? Si bonne, si aimante qu’à dix-huit ans elle recherchait les joies de la bienfaisance avec autant d’ardeur que les autres jeunes filles recherchent les plaisirs égoïstes de la vanité, pouvait-elle redouter les devoirs d’épouse et de mère ? Cette fille de marin avait-elle rêvé de courir le monde ? Non, ce n’était rien de tout cela ; c’était une voix confuse qui lui murmurait de vagues aspipirations et comme le regret de l’inconnu.

Mais le rêve de l’inconnu est faible contre des influences toujours présentes. Le docteur Brou vit qu’il ne s’agissait que d’une circonstance pour tout décider et il y songeait, quand la Providence, — elle a dirigé tant d’entreprises de toute nature que celle responsabilité de plus ne saurait la compromettre, quand la Providence lui vint en aide.


V

Un soir — on attendait pour se mettre à table l’arrivée du docteur et de son fils, — Louison vint dans la salle à manger, toute haletante :

— Madame…, madame ! un grand nuage rouge qu’on voit du jardin. Ça doit être un incendie ou bien un miracle !…

— Vous me donnez la chair de poule ! s’écria Mme Brou, et aussitôt elle sortit, suivie ou plutôt précédée d’Emmeline, que tout événement faisait courir.

Au-dessus du mur du jardin, du côté du sud, se montrait en effet, une vaste lueur mouvante, d’un rouge sinistre.

— C’est un incendie, cria Marianne de sa fenêtre ; je vois les flammèches !

Emmeline était déjà sur l’escalier, et bientôt tout le personnel de la maison, y compris la cuisinière, fut réuni dans la chambre de Marianne, la remplissant d’exclamations sur l’événement.

— Il faudrait y aller, dit Marianne, pour aider.

— Y aller, dit Mme Brou au comble de l’étonnement, en regardant sa nièce des pieds à la tête, y aller ! Vous parlez pour ces filles apparemment, car vous ne voudriez pas…

— Mais, madame, répliqua Marianne, c’est un grand danger. Tous les bras sont bons pour faire la chaine.

— Grand Dieu ! Marianne, taisez-vous et ne dites jamais ces choses-là devant personne ! Dans votre village, ce pouvait être bon ; mais ici… les femmes qui se respectent ne vont pas dans les cohues !… Est-il possible que vous ayez de ces idées-là ?

— Eh bien ! nous, madame, laissez-nous aller, dirent la cuisinière et Louison, seulement pour voir.

— Ce n’est pas très-convenable, dit Mme