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— Ah ! dit Marianne, comme saisie d’une pensée nouvelle, c’est vrai. Cet homme et cette femme se sont aimés, puisqu’ils se sont mariés, Et maintenant… Oh ! que cela est affreux ! Le cœur peut-il changer ainsi ?

— Non, dit tendrement le jeune homme ; c’est plutôt qu’ils ne s’aimaient pas.

— Alors pourquoi se seraient-ils mariés ?

— Ah ! il y a souvent d’autres raisons…

— Comment ? et lesquelles ?

— Des raisons de convenance, comme on dit ; des rapports de famille, d’intérêt.

— Je ne puis pas comprendre cela, reprit-elle avec un léger frémissement ; pour passer ensemble toute la vie, il faut bien s’aimer.

— Oh ! oui, Marianne

Il dit cela d’un ton si harmonieux, si doux qu’elle y sentit l’amour, et en reçut l’impression d’attendrissement et de malaise qui lui était habituelle en pareil cas.

— Oh oui, reprit-il, il y a eu pourtant autrefois un temps où je pensais là-dessus comme les autres. Je me disais quand j’aurai passé ma thèse, que je serai fixé quelque part, qu’il sera temps de paraitre un homme sérieux, alors je me chercherai une femme. Comme si l’on pouvait trouver ainsi !… Oh ! j’ai bien changé !…

— Ah ! dit-elle.

Elle ne savait que répondre et rougit. Cette émotion enhardit Albert. Ils étaient seuls, Poussé par l’instinct des amoureux, Albert, tout en causant, avait entrainé Marianne vers la partie du jardin la plus éloignée et la plus ombreuse, pompeusement appelée le bois ; tandis qu’après le départ du docteur, Mme Brou, sortant immédiatement de la neutralité qui venait de lui être recommandée, avait rallié près d’elle Emmeline, et l’occupait, dans le parterre près de la maison, à débarrasser de leurs parasites les juliennes et les rosiers. À l’air équivoque dont Emmeline avait regardé s’éloigner son frère, il semblait qu’elle ne fût pas dupe des prétextes maternels, et, tout en causant avec sa mère, elle jetait de ce côté des regards furtifs.

L’amour du jeune homme éprouvait enfin le besoin de s’exhaler :

— À présent, reprit-il, je sais qu’on trouve en ne cherchant pas, qu’on aime sans pouvoir s’en empêcher… et que ce soit pour le bonheur ou pour le malheur, on n’y peut rien…

Sérieuse, intimidée, la tête penchée sur la poitrine, la jeune fille se taisait toujours.

— Et vous, Marianne ?

— Moi !… oh… je ne sais pas !… je ne pense pas à cela… je ne sais pas…

Et elle voulut retourner vers la maison. Albert l’arrêta.

— Vous ne savez pas, dit-il avec amertume. Oh ! Marianne ! dites que vous ne voulez pas ! car vous savez, vous savez bien que je vous aime !… Mais vous rêvez un avenir plus brillant. Vous nous dédaignez !… Vous voulez partir un jour en laissant la maison vide !… et moi je voudrais mourir avant ce jour-là.

Éperdu de sa propre audace et déchiré par l’idée de ce cruel avenir qu’il imaginait, le jeune homme pâlit et se jeta sur un banc en cachant sa tête dans ses mains, Marianne, d’abord foudroyée par cette déclaration, en voyant la douleur de son cousin, s’élança vers lui, et d’une voix douce, presque suppliante :

— Je vous en prie, Albert, ne soyez pas malheureux ainsi ! Oh si vous saviez quelle peine vous me faites !

— Oui, vous me plaignez, dit-il, et c’est tout !… Eh bien ! dites-moi que vous ne m’aimez pas, que vous ne m’aimerez jamais ! Dites-le moi franchement ; il faut que je le sache, parce que…

L’emportement de son geste, l’éclat de son regard, brillant de passion et humide de larmes, ses traits bouleversés, augmentèrent le trouble de la jeune fille. Elle prit résolûment une des mains d’Albert.

— Oh ! mais si, mon cousin, je vous aime !… Seulement je ne voudrais pas… je ne voudrais pas qu’il fût question d’autre chose que d’amitié entre nous… parce que je me trouve trop jeune… Il me semble que je suis encore une petite fille… moi, je ne sais rien du tout… Je ne me trouve pas digne d’être une femme, une maitresse de maison, une… C’est si grave tout cela… Plus tard, peut-être… Pourquoi ne vous aimerais-je pas, mon cousin ?… Vous êtes si bon pour moi et… je vous trouve bien aimable, je vous assure. Ne vous faites, donc pas de peine, Albert ; attendez seulement un peu… deux ou trois ans…

Elle s’arrêta, confuse, haletante, espérant de l’avoir apaisé ; mais, moins naïf qu’elle, Albert courba la tête sous de telles consolations. Il se dit qu’il n’était pas aimé, et le lui dit bientôt à elle-même avec une passion, une amertume, qui touchaient à l’emportement.

Mme Brou, usurpant à l’égard d’une belle rose Bourbon le rôle de la Providence, et non moins équitable qu’elle, venait d’opérer le massacre d’une nuée de pucerons, quand elle vit passer comme un coup de vent son fils, son cher fils, le visage sombre et bouleversé ; les armes lui tombèrent des mains…

— Grand Dieu ! que peut-il avoir ? s’écria-t-elle, et elle suivit aussitôt.

Restée libre, Emmeline se hâta de laisser les pucerons, pour se mettre à la recherche