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pauvres logements, avaient toujours connaissance du fait, devaient le déclarer à l’autorité ; que le soin de cette autorité était de protéger les faibles, et que si le gouvernement s’occupait ainsi de maintenir l’ordre véritable, au lieu de le faire consister uniquement à se maintenir lui-même, il élèverait les mœurs, au lieu de les dépraver.

— Voilà bien la jeunesse ! répondit le docteur. Des gens qui trouvent que le gouvernement se mêle trop des affaires des citoyens veulent lui concéder le pouvoir de pénétrer dans le sein des familles, d’intervenir entre l’époux et l’épouse, entre le père et les enfants !…

— Entre l’oppresseur et l’opprimé, assurément, interrompit Albert.

— Et la société même a-t-elle le pouvoir de priver de ses droits un père, un époux, d’agir contre la nature ? de séparer ce qu’elle a uni ?…

— Ce que Dieu lui-même à uni, ajouta Mme Brou.

Et, se levant de table, elle rompit la discussion, qu’elle craignait de voir dégénérer en querelle, le docteur n’admettant pas que son fils put avoir raison contre lui.

Comme à l’ordinaire, pendant que les domestiques levaient le couvert, on passa dans le jardin, et Marianne, que les arguments du docteur étaient loin d’avoir convaincue, marcha près de son cousin en lui parlant d’un air affectueux. Emmeline allait et venait près d’eux, le docteur et sa femme suivaient.

— Je ne suis pas contente de cette petite Henriette, dit Mme Brou à son mari. Albert a tort d’entretenir Marianne de toutes ces choses et de lui demander des secours ; cela n’est pas délicat.

— Ne trouves-tu pas, ajouta-t-elles que Marianne devient fort indépendante ? Elle a parfois une façon de vouloir juger par elle-même… Ce caractère-là pourrait bien causer des ennuis à Albert. Qu’en dis-tu ?

— Chut ! dit le docteur. Quand elle sera devenue sa femme, si la chose a lieu, il sera temps d’y penser. Marianne a été gâtée par son père, cela est clair, mais nous n’y pouvons rien, maintenant. Il ne faut pas qu’elle se trouve mal avec nous, surtout il ne faut jamais la contrarier de front trop, vive : ment.

— Pourtant, si elle commet des inconvenances ?

— Cela ne peut aller loin. Songe qu’en la mécontentant, en l’éloignant de nous, tu pourrais provoquer le malheur de ton fils. Il en est fou, ce pauvre garçon.

— Que trop. Cela tarde bien à s’arranger, Il me semble qu’elle y met de la coquetterie. J’ai voulu l’autre jour en dire un mot à Albert, il s’est sauvé. Tu ferais peut-être bien d’en parler à Marianne.

— Moi, jamais s’écria le docteur, Je ne m’en mêlerais pour rien au monde. Je te l’ai dit, je te le répète, et j’espère, ajouta-t-il avec dignité, que tu en tiendras compte, nous devons rester neutres dans tout ceci.

— Il s’agit pourtant du bonheur de notre fils…

— Allons donc, dit-il en se penchant vers elle et en lui montrant du coin de l’œil les deux jeunes gens engagés dans un entretien plein d’intérêt et dont l’émotion se peignait sur leurs visages, ne vois-tu pas que cela va bien ?

Un homme d’esprit, en effet, ne risque pas de se compromettre sans utilité ; le docteur, se frottant les mains, retourna vers ses malades.

— Pourtant il se trompait, et la conversation, des deux jeunes gens n’allait pas si bien.

Ils avaient continué de traiter le point en discussion : c’est-à-dire le mariage, d’une manière, il est vrai, vague et générale, d’autant plus vague et plus générale que l’étaient également leurs idées à tous deux sur cette question, Albert avait continué de prendre chaudement le parti de la forme opprimée ; et avait promis à Marianne de s’informer de la marche à suivre pour une séparation judiciaire. Ce petit complot à eux deux le ravissait.

— Je vous suis bien obligée, mon cousin, de penser ainsi, lui avait dit la jeune fille et je suis étonnée, je vous l’avoue, qu’on semble me blâmer de vouloir arracher cette malheureuse femme à une telle situation.

— Vous savez, ma cousine, ce sont les vieilles idées : ne jamais toucher à rien, de peur de casser quelque chose. Moi, je dis qu’on doit toujours réprimer un acte odieux. Si on laisse toute liberté aux méchants, alors…

— J’avoue que je ne comprends pas les raisons de mon oncle et de ma tante car, ainsi que vous le disiez très-bien, Albert, c’est précisément parce que le mariage est sacré qu’il ne doit pas être un avilissement et une tyrannie.

— Parfaitement. Cet homme est un misérable. Lever la main sur une femme ! On devrait envoyer aux galères pour cela n’est-ce pas cent fois pis que de voler ?

— En effet, dit-elle doucement émue de trouver dans Albert un tel champion de la cause féminine.

Encouragé par ces doux regards, lui eût volontiers sacrifié à Marianne, et ses parents, et le code entier. Il reprit avec feu :

— Oui, c’est la pire des infamies, et surtout vis-à-vis de celle qu’on a pris l’engagement d’aimer et de protéger.