Marianne s’inclina, trop péniblement émue pour parler.
— Eh bien ! reprit le docteur, ne voulant pas la laisser sous cette impression, que pensez-vous faire pour la famille de la petite couturière !
— Elles craignent tant de paraître recevoir l’aumône, qu’elles ne m’ont permis que de m’occuper du plus jeune enfant, pour l’envoyer à l’école. Je ferai bien accepter du vin de quinquina à la pauvre femme, qui est épuisée ; mais le plus urgent serait de la séparer de son mari. Il la bat et va jusqu’à voler ce qu’elle gagne ; il bat aussi ses enfants et ne s’occupe pas de les nourrir. Est-il possible qu’un homme soit aussi infâme ?
— Ah ! dit le docteur en soupirant, il y a dans le peuple des vices affreux. Il est rare que la misère ne soit pas le fruit de l’inconduite. Je vois de telles plaies que j’en suis souvent épouvanté…
Était-ce bien sur le peuple que tombait cette phrase ? car la clientèle du docteur était la plus distinguée de la ville.
— Oui, ce peuple, que des utopistes nous présentent comme une divinité nouvelle, à qui l’on voudrait remettre toutes les libertés… il faut pour cela être bien pervers ou bien aveugle !… Qu’ils aillent, ceux-là, visiter les cabarets ! N’est-ce pas le plus bas de tous les vices que l’ivrognerie ? Eh bien ! il y a peu de pères de famille qui n’en soient atteints, Confiez donc à ces brutes-là nos destinées !
— Est-il possible ? dit Marianne attristée.
— Mon père, dit Albert, qui hantait, sans trop d’excès d’ailleurs, la jeune démocratie, tant que le peuple sera privé d’instruction et n’aura pas d’autre distraction que les cabarets…
— Ah ! c’est vrai, dit-elle en jetant à Albert un doux regard.
— Bah ! l’instruction. Ce ne sont pas ceux qui ont été à l’école qui valent le plus, c’est souvent le contraire ça leur donne des prétentions ridicules et dangereuses, voilà tout,
— Certainement, dit Mme Brou, les plus bêtes sont les meilleurs : ça sait du moins obéir ; tandis que les autres, ça raisonne.
— Enfin, reprit le docteur, c’est un triste monde, et voilà pourquoi, ma chère Marianne, votre pureté ne peut se mêler à cette fange. Je ne prétends pas vous empêcher de les secourir ; malgré tout, l’humanité est là ; mais c’est décourageant. Il faut faire le bien pour sa satisfaction personnelle, car autrement on pourrait presque dire que ça ne sert à rien.
— La mère d’Henriette aurait dû se plaindre au tribunal, n’est-ce pas, monsieur ? demanda Marianne en ramenant l’entretien à la question. Elle peut former une de mande, mais il faut des preuves sérieuses.
— Une séparation ! cela est bien délicat ; et surtout il ne faudrait pas paraître vous occuper de choses semblables, Marianne : ce ne serait pas convenable.
Est-il besoin d’ajouter que cette observation était faite par Mme Brou ? Une vive rougeur empourpra le visage de la jeune fille.
— Des enfants, dit-elle, une malheureuse femme, maltraités par un misérable, ne serait-ce pas ce qu’il peut y avoir de plus inconvenant ?
— Sans doute, c’est bien fâcheux. Mais aussi une rupture, combien c’est grave ! Un mari est toujours un mari, un père est toujours un père, et il faut y regarder à plus d’une fois avant de briser ainsi la famille.
— Permets, maman, dit Albert ; une famille où le chef distribue des coups en guise de pain me parait assez peu édifiante pour qu’on ne tienne pas à la conserver.
— Il y en a tant comme cela.
— Est-il possible ? s’écria Marianne. Mais alors raison de plus pour apporter des remèdes à un si grand mal.
— Est-ce un remède que la séparation ?
— C’est au moins un refuge, dit encore le jeune homme. Je suppose qu’on soit attaqué par des brigands : faut-il se laisser tuer, au lieu de prendre la fuite, parce que fuir n’est pas un moyen d’extirper le brigandage ?
Mme Brou trouva que son fils avait bien de l’esprit, et elle lui sourit en répliquant :
— Toi, tu plaisantes toujours.
— Pas du tout. Je le réponds par une simple comparaison.
— Mais, dit Marianne, quand un homme en bat un autre, on l’arrête.
— Oui et on le condamne à la prison.
— Eh bien ! pourquoi n’arrête-t-on pas aussi un homme qui bat sa femme et ses enfants, sans même que ceux-ci soient obligés de se plaindre ?
— Oh ! cela c’est tout différent !… La famille…
— Est une chose si respectable, reprit Albert, qu’on y jouit du droit d’être battu et même du devoir de se laisser battre. On ne touche pas à ces choses-là, c’est trop sacré !
Emmeline se mit à rire, et l’orateur fut de nouveau récompensé par un regard de Marianne, lequel regard disait évidemment, dans son approbation reconnaissante : Je vous remets la cause, plaidez pour nous deux.
Fier de cette confiance, Albert s’exalta : il déclara que l’ivrogne devrait ipso facto être déchu de ses droits d’époux et de père ; que tout homme qui battait sa femme pour quelque motif que ce fut devait aller en prison ; que les voisins, qui, dans ces