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ne ! dit Henriette à Mlle Aimont. Si charitable ! Il ne se passe pas de jour qu’elle ne rende service à quelqu’un. Son mari s’en fâche quelquefois, quoiqu’il ne soit pas méchant ; mais il tient à ses intérêts, lui. C’est comme ça qu’il a fait fortune ; car ils ont du bien, à ce qu’on dit, et ils font de leur fils un médecin comme M. Albert. Mais il n’y a pas moyen qu’elle se corrige, la brave femme ! Elle dit : « Non, je ne peux pas m’empêcher de donner quand je vois les gens souffrir. » Aussi elle se cache un peu de son mari. Et vous avez vu comme elle m’a saluée ! Elle n’aurait pas souri de même à un des premiers de la ville, allez ! car elle n’aime pas les grands, elle, mais — tout au rebours des autres — les malheureux. Elle sait ce qui nous est arrivé, je l’ai bien vu, et, si vous n’aviez pas été là, elle serait venue m’embrasser.

— Mais j’aurais été bien aise de lui parler, dit Marianne.

— Oh ! alors, la première fois que nous la rencontrerons… Et quand elle aura un gros chagrin, comme elle dit, c’est-à-dire quand elle ne pourra pas trouver assez d’argent pour venir en aide à quelqu’un, je vous le dirai aussi, mademoiselle si vous voulez.

— Vous me ferez plaisir, ma chère Henriette.

Fort impressionnée des événements de cette matinée, Marianne parla au déjeuner des malheurs d’Henriette et de sa famille.

— Quoi ! l’on a saisi leurs meubles ? s’écria Mme Brou. Je ne savais pas cela. Et comment ont-ils pu se mettre dans un pareil cas ? Je croyais, moi, que c’était une honnête famille.

— Certainement, dit Marianne, c’est une honnête famille, sauf le père, qui est ivrogne et boit tout son gain.

— Je ne savais pas cela ! répéta Mme Brou d’un air très-scandalisé. C’est fâcheux pour cette petite. Mais comment, Marianne, vous êtes allée comme cela dans cette maison ? Je comprends, pour des malades que vous indique M. Brou. Mais vous ne pouvez pourtant pas vous compromettre dans toutes sortes de misères ; vous auriez dû me consulter. Vous agissez comme si vous aviez trente ans.

— Quel mal ai-je fait ? demanda Marianne confuse et blessée.

— Je ne dis pas que vous ayiez fait du mal, je dis seulement que ce n’est pas convenable. N’est-ce pas, Anatole ?

Le docteur avait remarqué le mécontentement de sa pupille. Il dit d’un air bonasse :

— Je comprends parfaitement Marianne ; elle a un grand cœur, elle aime à soulager ceux qui souffrent. Rien de plus respectable ; mais cela offre en effet des inconvénients.

— Et lesquels ? je vous prie, demanda la jeune fille.

— D’abord ce n’est pas l’usage, et le monde peut y trouver à redire. Puis, pour votre âge, il est dangereux de voir la vie trop à nu. Elle n’est pas toujours belle dans sa réalité.

— Je le sais déjà, mon oncle. Mais faut-il que, par une délicatesse de petite maîtresse et de peur d’avoir la vue blessée, je m’abstienne de faire du bien ?

— Non ! non ! nous ne voulons pas aller à l’extrême, comme vos conclusions ; ce que vous ne comprenez pas, ma chère Marianne, c’est qu’il y a des différences de situations. Quand vous serez mariée, par exemple, alors vous pourrez — dans une certaine mesure — approcher ces misères et vous exposer à entendre bien des choses ; mais à présent, à dix-huit ans…

— Oh ! j’en ai bientôt dix-neuf.

— Cela ne fait pas une grande différence, reprit en souriant le docteur. À cet âge, une jeune fille… Bref, ce n’est pas l’usage, et vous devez penser qu’il y a de bonnes raisons…

Marianne, émue, insista.

— Quand des malheureux ont besoin de vous, peut-il y avoir de bonnes raisons de s’abstenir ? Les préceptes de mon père étaient tout autres ; je l’ai vu sortir avec la fièvre pour porter lui-même des consolations…

Elle ne put en dire davantage.

— Ah ! Marianne, s’écria M. Brou, que vous me rendez mon devoir pénible en ce moment ! Vous savez bien, méchante enfant, que personne ici ne veut vous contrarier… À Trégarvan, votre père vous accompagnait ; ici… Tu ne pourrais donc pas sortir avec Marianne ? demanda-t-il à sa femme.

— Cela reviendrait à abandonner la surveillance de ma maison, répondit celle-ci. On ne peut faire ces petites courses que le matin. Ce n’est pas l’après-midi, quand on est habillée…

— Que c’est ennuyeux, dit Emmeline, qu’il faille toujours que nous soyions surveillées, comme si nous n’étions pas sages !

Elle se rengorgea d’un air plaisant et mutin. Marianne, elle, blessée, se taisait.

— Eh bien ! ma chère enfant, composons, reprit M. Brou. Restreignez seulement vos sorties autant que possible, faites faire par d’autres ce que vous pourrez ; mandez ici, près de vous, vos protégés…

— Évidemment, répondit Mme Brou, c’est aux gens qu’on oblige à se déranger !

— Et seulement dans les cas où vous le jugerez indispensable, agissez par vous-même. Nous nous fions à vous. Tout ceci d’ailleurs, croyez-le bien, n’est que dans l’intérêt de votre réputation.