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— Ah ! c’est bon pour les riches, ça ; il faut de l’argent.

— De l’argent ! pour empêcher de si vilaines choses. Est-ce possible ? Enfin, s’il en faut vraiment, je vous en donnerai alors ; vous serez tranquilles, vous et votre mère, et vous pourrez élever les enfants hors de ce mauvais exemple.

Henriette adopta avidement cette idée. Voir sa mère paisible, pouvoir se refaire peu à peu, fût-ce en dix ans de labeur, un intérieur décent, rompre avec cette honte et ce malheur…

Il y en avait encore deux à élever : l’un qui ne faisait qu’entrer en apprentissage, l’autre qui aurait eu tant besoin d’aller à l’école ; puis les deux ainés après elle. Le garçon commençait à gagner quelque chose ; Madeline était au pair chez sa maîtresse, une repasseuse. Ah ! si l’on pouvait venir à bout !… On eût été si heureux avec un père honnête et rangé ! Ce n’est pas pourtant qu’il eut jamais fait tort à personne. C’est le vin seulement qui l’avait perdu…

— Allons voir votre mère et les enfants, dit Marianne.

— Oh ! mademoiselle ; vous voulez ?…

— Oui, nous avons ce crêpe à acheter ; puis j’ai une malade à voir, qui doit avoir besoin de nouveaux fortifiants. Je vais dire à ma tante que je sors avec vous…

Mme Brou ne put s’empêcher d’adresser une remontrance amicale à la jeune fille.

— Mon Dieu ! Marianne, vous devriez faire le moins possible de ces courses-là, mon enfant je vous l’ai dit cent fois, ce n’est vraiment pas convenable… Vous y tenez ?… Mon Dieu ! je fais tout ce que vous voulez… je ne sais rien vous refuser… Au moins vous n’irez pas loin, n’est-ce pas ?

Elles partirent.

— Est-ce bien loin où vous habitez maintenant ? demanda Marianne, qui commençait à ne pas prendre au sérieux le code des convenances qu’élaborait incessamment Mme Brou.

— Oh ! non, c’est à cinq minutes ; une seule pauvre chambre sans papier, c’est tout ce qu’on a pu trouver. Quand on n’a plus que deux lits et une table, les gens ne se soucient pas. Et tout ça me fera grand tort, voyez-vous, mademoiselle, parce que les pratiques n’aiment pas, ne serait-ce que pour venir vous demander, entrer dans un taudis… Ah ! si je voulais me mettre seule, je viendrais bien à bout de payer une jolie chambre et même de me ramasser un mobilier… Mais jamais je n’abandonnerai ma pauvre mère !

Marianne fut saisie de tristesse à l’aspect de cette femme, déjà vieille avant quarante ans, maigre, épuisée, pâle, de ce teint blafard et transparent qu’ont les personnes dont peu à peu la vie se retire. Elle fit à Marianne les honneurs de sa pauvre chambre avec cet air de simplicité et même de distinction qu’ont en province, encore plus qu’à Paris, les ouvrières honnêtes et rangées. Avec de vifs remercîments, elle s’excusa d’accepter la plupart des offres de jeune fille, disant que leur travail — elle l’espérait du moins — pourrait suffire ; elle consentit seulement à recevoir les mois d’école de l’enfant, pour qu’il put aller ailleurs que chez les frères, où ils étaient battus quelquefois, à ce qu’on disait ; car c’était l’intérêt de l’enfant d’apprendre, et pour cela elle n’avait pas droit de refuser. Elle parla incidemment de son mari, mais d’une manière si digne que Marianne n’osa point aborder question des torts de cet homme et laissa le soin à Henriette de faire la proposition de séparation. Mlle Aimont caressa l’enfant, le trouva beau, l’embrassa, demanda permission à la mère de lui donner quelque chose pour du bonbon, et mit dans la petite main une pièce de dix francs. En même temps, elle prenait congé ; mais la mère, ayant vu la couleur de l’or, ôta vivement la pièce des mains de son fils, et la rendant à Marianne :

— Mille pardons, mademoiselle. Vous êtes abonne ! Ça me fâche de vous refuser, mais nous ne recevons pas l’aumône, voyez-vous. Ça ne se peut pas !… Nous sommes trop fiers, c’est vrai, pour notre fortune, mais que voulez-vous ?…

— Ne puis-je pas vous aider comme amie d’Henriette ? dit Marianne.

— Oh ! amie !… c’est bien joli à vous de dire ça, mademoiselle, mais l’on n’a d’amis que de son rang.

Il fallut céder, et Marianne remplaça docilement la pièce de dix francs par une de dix sous ; puis elle prit congé de cette femme avec respect.

Après avoir renouvelé la provision de vin de quinquina et autres fortifiants d’une pauvre malade moins récalcitrante, les deux jeunes filles revinrent du côté de la maison Brou.

Elle en étaient tout proches, quand elles rencontrèrent une femme d’une quarantaine d’années, vêtue comme une artisane : robe de laine unie, petit châle et bonnet, qu’Henriette salua du nom de Mme Démier. C’était la femme du charpentier, dont la maison et le chantier touchaient presque à la maison du docteur. Il y avait forcément quelques relations de voisinage ; mais c’était la première fois que Marianne voyait Mme Démier. Celle-ci avait adressé, un salut tout amical à Henriette.

— En voilà, elle aussi, une bonne person-