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te et grouillante des débiteurs insolvables, des mendiants, de ceux à qui l’enrichi, au front dur, à la parole insultante, peut dire en pleine rue : « Tu me dois, tu me voles, tu gardes ce qui est à moi !

Voir trainés au dehors, à la vue de tous, les meubles du foyer, ces vieux amis qui ont assisté à votre naissance, qui vous sont si intimes qu’on ne peut les séparer de sa propre vie, dieux lares de la maison, aujourd’hui comme autrefois, là dans la rue, livrés à la curiosité, à l’envie, au rire des badauds, au décri des chalands, et les voir passer en d’autres mains, pour un prix infime, eux ! ces reliques ! ces trésors ! qui sont à vous, qui emportent une part de votre âme, qui savent tous vos secrets et toutes vos douleurs, et qui portent votre nom ! Ô déchirement ! ô honte ! ô profanation ! — Tout cela était dit par les sanglots d’Henriette, et Marianne les comprenait.

Émue de pitié, d’un mouvement adorable, elle passa le bras autour du cou de la pauvre éplorée et l’embrassa. Aussitôt la physionomie d’Henriette s’éclaira d’une vive expression de reconnaissance, et joignant les mains :

— Oh ! mademoiselle ! que vous êtes bonne ! Vous ne me méprisez pas, vous !… Oh ! voyez-vous, s’il ne fallait que donner ma vie pour vous !…

C’était beaucoup pour un baiser ! Mais dans cette ville aristocratique et cléricale, dans ce milieu bourgeois où les rangs sont si marqués, où les usages sont des dogmes, le baiser donné par la riche héritière à l’ouvrière insolvable et expropriée était un acte de fraternité naturelle, comme la fraternité chrétienne n’en comporte pas. Mme Brou l’eût sévèrement blâmée. Elle eût dit à sa pupille : « La charité ordonne de soulager les pauvres, mais sans s’abaisser jusqu’à eux. » En effet, quand d’attendrissants tableaux nous représentent des grandeurs princières et épiscopales qui daignent se courber sur les haillons de leurs frères — en Jésus-Christ — il n’y a pas là de confusion possible ; la séparation, que dis-je ? le contraste, existe dans l’esprit comme dans la forme. Et c’est justement cela qui produit l’effet, l’attendrissement… résultant tout entier de la distance franchie, de l’immense différence du grand au petit, du pasteur à la brebis, de la pourpre au haillon… Mais dans une chambre, sans public et sans mise en scène, à huis clos, un baiser donné spontanément par une demoiselle de bonne maison à une ouvrière, cela c’est tout bonnement une familiarité compromettante, et même… tranchons le mot… démocratique.

Il faut dire, à l’excuse de Marianne, qu’elle n’en savait rien et n’y pensa pas.

En revanche, elle fut loin de le regretter, quand elle vit le bien qu’elle avait fait.

— Oh ! si vous saviez comme je vous aime ! disait la pauvre Henriette en lui pressant les mains. Il n’y a que vous de bonne comme ça ! À présent, si les autres me méprisent, je penserai que vous m’avez embrassée, et ça ne me fera plus rien.

— Mais comment n’êtes-vous pas venue me trouver, Henriette ? J’aurais payé ce loyer.

— Oh ! mademoiselle, jamais je n’aurais osé. Pensez donc : trois termes accumulés ! Et puis, ajouta-t-elle en sanglottant de nouveau, demander !… Nous n’avons jamais fait ça… et, s’il faut mourir… eh bien…

— Je vous prêterai, dit vivement Marianne, et vous me rendrez cela quand vos frères seront élevés. Pourtant, votre scrupule est bien exagéré, il me semble ; quand on ne peut pas…

— Oh ça ne fait rien ! Nous ne voulons pas être des mendiants ; mieux vaudrait se jeter à l’eau.

— On peut sans honte emprunter à ses amis. Et puis ce n’est pas votre faute, mais celle de votre père. N’est-il pas honteux de votre malheur ?

— Lui !… Il a tellement battu la mère et les petits pour les empêcher de pleurer.

— Battus ! s’écria la jeune fille avec horreur. Il bat votre mère ?

— Hélas si c’était la première fois ! Oui, allez, il la bat et souvent… D’abord toutes les fois qu’il est ivre, et puis quand elle tâcher de lui faire entendre raison. Oh ! allez, mademoiselle Marianne, il vaut encore mieux pleurer son père que d’avoir à le mépriser. Si vous saviez ce que j’ai souffert depuisque je suis au monde ! Voir la pauvre maman se tuer de fatigue et pleurer toute l’eau de ses yeux, et s’en aller peu à peu, voyez-vous ; car elle n’y peut pas tenir longtemps !… Eh bien, n’a-t-il pas le courage de la battre encore lorsqu’il rentre et qu’il la trouve souvent à minuit, occupée à raccommoder nos pauvres hardes qui tombent en morceaux ! Le pauvre petit, le dernier, qui n’a pas huit ans, quand il voit le père, il se sauve… Il l’a tant frappé, un jour, que le petit en a été malade. Oh ! je le déteste, voyez-vous, et j’ai trop de honte d’avoir un père pareil ; Il aurait bien voulu me battre aussi, mais alors ; moi, j’ai pris un couteau et je lui ai crié : Je me défendrai ! Mon confesseur m’a dit que c’était bien mal, je le sais, mais je recommencerais tout de même, parceque je ne veux pourtant pas souffrir ça. Il me craint et ne bat pas la mère devant moi ; Si elle lui avait résisté plus tôt… parceque c’est lâche, voyez-vous, ces gens-là… Mais elle n’y a seulement pas pensé ; les femmes sont si bêtes ! Et à présent c’est trop tard, l’habitude est prise…

— Mais votre mère devrait se séparer.