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et l’on ne peut faire autrement que d’être reconnaissante envers celui qui devient plus grand et meilleur par l’amour qu’il a pour vous ! Je l’aime, puisque je pense tant à lui, et que la vie depuis ce temps me parait plus émouvante et plus belle. Mais alors, quand je crois qu’il va me parler et me demander d’être sa femme, pourquoi ai-je peur ? Oui, peur ! et je ne veux pas ! C’est que je me sens trop enfant sans doute ? Oui, ce doit être cela ! Ou bien je serais, une ingrate, une égoïste, une coquette ? Ah ! ce serait trop affreux ! Pauvre Albert ! non je ne suis pas égoïste ; il ferait mieux d’aimer une autre que moi, et je le voudrais !

De plus en plus agitée par ce malaise, elle évita son cousin, se retira dans sa chambre et s’occupa davantage des malheureux qu’elle aidait.

Un jour qu’Henriette, la jeune ouvrière, travaillait à la maison, Marianne la vit essuyer. furtivement une larme et remarqua sur ses traits une altération profonde. L’ayant emmenée dans sa chambre sous un prétexte, elle l’interrogea. Le chagrin de la jeune fille avait peine à se contenir ; il déborda, et ce furent des flots de douleur et de misère qui s’épanchèrent aux pieds de Marianne, saisie de tristesse et de pitié.

Ils étaient sept : le père, la mère et cinq enfants, dont Henriette était l’aînée. Et ce qu’elle avait eu de mal, hélas ! depuis sa naissance ; car elle avait aidé la mère à élever tous les autres, sans compter un de plus qui était mort et qu’elle avait tant pleuré ! Oui, l’on avait du mal ; mais pourtant cela allait mieux d’abord, on joignait les deux bouts à grand peine ; mais enfin l’on n’avait point d’affront à craindre de personne, et si l’on ne mangeait que du pain, eh bien ! c’était entre soi ; les petits étaient propres, la maison bien tenue ; nul n’avait rien à dire, au contraire, et l’on pouvait porter la tête haute dans le quartier. Dans ce temps-là déjà, le père commençait bien d’aller au cabaret, mais il n’y restait pas trop longtemps ; il rapportait encore de bonnes semaines à la maison, et son patron, M. Démier, le charpentier d’à côté, là tout justement, n’était pas mécontent de lui. Peu à peu tout s’est gâté ; le père s’est mis à boire non plus seulement le dimanche, mais le lundi et les autres jours. Et, plus il lui venait d’enfants, moins il songeait à l’ouvrage. La pauvre mère, couturière aussi, comme Henriette, se tuait de travail ; elle allait en journée, quoique nourrice et même malade. Mais, quoi ? ce n’était jamais que huit sous, avec sa nourriture, et ça ne suffisait pas seulement au pain des enfants. Sans le travail d’Henriette, on n’aurait pas mangé à la maison. Il y avait dix ans, bien qu’elle n’en eut que vingt, qu’elle maniait l’aiguille ; tous ses gains y avaient passé, et pourtant elle n’était pas des plus malhabiles, Mlle Marianne le savait bien, quoiqu’elle eût appris quasi toute seule. Pour l’aîné des garçons et pour la cadette, le père avait encore aidé à payer l’apprentissage, comme pour le loyer. Maintenant plus rien. À la prière de la mère, M. Démier s’était entremis ; il avait, comme on dit, lavé la tête à son ouvrier, et l’avait fait consentir à ce que l’argent fut remis non à lui, mais à sa femme : Bon ; ça n’avait pas duré longtemps, et comme le père s’ennuyait de ça, il avait fini par quitter M. Démier après lui avoir fait des sottises, Alors ç’avait été la fin des fins, il n’avait plus apporté un sou à la maison, et elles avaient eu beau prier, donner des à-comptes, le propriétaire, las d’attendre, avait fait vendre… leur mobilier !

La voix manqua à la pauvre fille ; elle s’abandonna sur une chaise, et il était facile de voir que ce malheur lui paraissait le plus grand qui put frapper une honnête famille. Chez les ouvriers de province, en effet, tout aussi bien que dans la bourgeoisie, l’opinion publique est le maître souverain, l’arbitre de l’honneur ; et de même encore, pour eux, l’honneur ne consiste pas seulement à être honnête, mais à paraitre au mieux avec la fortune, à être proprement logé, proprement mis, à suffire à ses engagements. Orgueil peu réfléchi, peu intelligent des vraies conditions de la justice, et qui, pour une bonne part, se compose de vanité ; mais orgueil honnête et fier qui — telles étant les conditions de l’estime publique — les veut remplir. Celui qui, pénétré d’une vérité supérieure, peut braver le mépris ou ce qui s’en rapproche tant, — la compassion publique, — est des forts et des rares parmi les humains. Sous un tel faix, la plupart des autres natures fléchissent : La honte qu’ils ne peuvent surmonter, après les avoir dévorés, les abandonne, les laissant résignés à l’abjection, flétris pour toujours. Le peuple constate le fait, sans en démêler les causes, et, d’un grand courage, acceptant cette lutte inégale contre la fortune, il est considéré comme un opprobre d’être vaincu.

Oui, quand, pendant plus de vingt années, on a caché sous une mise décente et sous un sourire extérieur ses privations et ses chagrins ; qu’à l’aide d’efforts constants, surhumains, on s’est maintenu dans le rang des respectés, des indépendants, de ceux qui, suivant l’expression consacrée, ne doivent rien, et ne demandent rien à personne, se voir tout à coup dépouillés du vêtement dont on drapait sa misère, exposé sous les yeux de la pitié publique, mégère soupçonneuse et louche, tombé dans la foule, abjec-