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pas si elle en était heureuse ou fâchée. Pour la première fois, l’amour, cet avenir dont tous lui parlaient sans qu’elle répondit, ce rêve lumineux de sa vie auquel elle pensait tout bas, sans savoir quand et comment il se rendrait sensible et s’incarnerait pour elle, il était venu ! il était là… là, tout près d’elle ! Elle en frémissait d’admiration et de peur.

Quoi !… Albert ?… Était-il possible ?… Est-ce que vraiment ce pouvait être lui ? Non !… Pourquoi pas ?…

Elle couvrit de ses deux mains son visage.

Oh ! elle ne savait pas ! elle ne savait pas…

Le cœur de la jeune fille se reprit à battre tumultueusement, elle devint toute éperdue.

La vie entière ! l’avenir déjà fait, si vite !… Et ce ne serait pas autre chose que cela ?…

Eh bien qu’y a-t-il à lui reprocher ? N’est-il pas bon, intelligent, aimable ? Tout le monde en dit tant de bien ! Marianne aussi l’aimait, oui, certainement elle l’aimait… Seulement elle n’aurait jamais cru, jamais pensé,… non ce n’était pas cela qu’elle avait pensé… Mais quoi ?… Pauvre Albert ! quelle idée il avait eue de l’aimer ? Et alors est-ce qu’il serait malheureux si… Oh ! sans doute ! Qu’il était beau, ce regard ! Il l’aimait donc bien…

— Mademoiselle, le déjeuner est servi.

Marianne se sentait agitée d’un tremblement nerveux. Elle répondit toutefois :

— J’y vais.

À la hâte, elle mit de l’eau sur son front, respira un flacon d’odeurs et descendit. À mesure qu’elle approchait de la salle à manger, elle se sentait plus déconcertée. Elle allait se trouver en face d’Albert ; tout le monde allait la regarder, voir son trouble peut-être ?… Sous l’empire de cette crainte, comme il arrive aux natures énergiques, elle se sentit calme tout à coup, et entra de son air habituel. Tous étaient réunis, même Albert. Marianne salua le docteur, qu’elle n’avait point encore vu, et comme d’ordinaire s’assit à table auprès de lui, ayant Albert en face d’elle.

Chacun disait son mot, Marianne elle même. Lui seul se taisait. Le docteur en fit la remarque, et dès lors Albert prit part à la conversation, quoique d’un enjouement un peu forcé. Alors, au milieu de ces personnes qui mangeaient et causaient comme à l’ordinaire, dans tout ce prosaïsme habituel, se produisit pour Marianne un phénomène propre aux natures idéalistes pour lesquelles une si grande différence existe entre leur idéal et la réalité, qu’elles peuvent difficilement les croire d’accord, elle se dit qu’elle avait exagéré, qu’elle s’était trompée, que rien de ce qu’elle avait cru voir n’était vrai ; elle se moqua de sa peur, d’elle-même, redevint à l’aise et discourut d’une façon gentille et dégagée avec le docteur.

Après le déjeuner, tout le monde passa ensemble au jardin, et l’on alla s’asseoir sous les marronniers, qui déjà donnaient de l’ombre. Là Mme Brou essaya de rétablir la bonne harmonie, que rien ne troublait, en voulant réconcilier Albert et Marianne, qui, disait-elle, malgré leurs dénégations, étaient fâchés. Le docteur se réserva de juger l’affaire et partit presque aussitôt. Mme Brou quelque temps encore soutint ses dires avec plus ou moins de prétentions à la malice et à l’arbitrage maternel ; puis tout à coup elle se rappela qu’elle avait à surveiller pour le dîner certains apprêts de cuisine, et elle s’éloigna. Dix minutes après elle appelait :

— Emmeline ! Emmeline !

— Que veux-tu, maman ?

— Qu’est-ce que tu as fait de mon écheveau de laine rouge ?

— Il doit être dans la corbeille.

— Je ne le trouve pas.

Emmeline se dirigea vers la maison et Albert et Marianne restèrent seuls.

Également embarrassés, ils gardaient le silence. Albert cueillit une fleur de lilas, qu’il mit dans sa bouche. Marianne en cueillit une autre qu’elle roula entre ses doigts. Puis, ses craintes dissipées la reprirent, elle se leva pour rentrer à son tour.

— Vous partez ? lui dit Albert d’une voix rauque.

— Mais… je vais rejoindre Emmeline…

— Emmeline va revenir.

— Ah ! vous croyez ?…

Et elle se rassit.

— Cependant je n’en suis pas sûr, dit-il amèrement, et si cela vous gêne de rester avec moi…

— Oh ! comment pouvez-vous le supposer ?…

— C’est tout simple, je me rends justice ; je ne suis pas aimable.

— Vous ne l’êtes pas depuis ce matin, c’est vrai ; mais ce n’est pas votre habitude, et si c’est que vous ayiez quelque ennui, je ne vous en voudrai certainement pas.

Ayant dit cela, elle rougit, car elle venait de toucher à un sujet brulant.

— Vous croyez que j’ai de l’ennui, reprit Albert ; vous êtes bien bonne d’y faire attention.

— Ne vous occupez-vous pas aussi de mes chagrins ?

— Oh ! pour vous, cela est si naturel. Pour moi, ce n’est pas la peine.

— Ce que vous dites là est injuste, et je vois bien, comme l’assure ma tante, que vous êtes fâché contre moi.

— Moi ! fâché contre vous ? dit-il avec émotion. Si vous saviez combien cela m’est difficile.