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venir s’accouder sur la balustrade, en allongeant sa tête rêveuse au-dessus de ce nid de feuillages et de parfums qu’elle aimait. Albert alors, à petits pas, se rapprochait, et quand, de derrière le massif le plus proche, il l’avait longuement contemplée et la voyait près de se retirer, il avançait plus encore, se faisait voir ; des phrases un peu banales, et pourtant pleines d’intérêt, s’échangeaient. Quelquefois, la conversation devenait une causerie, à laquelle Albert s’arrachait à grand’peine et qu’il emportait dans son souvenir pour la savourer encore ; c’était tout au moins un bonsoir dit avec des inflexions différentes et cent fois plus douces que celles du bonsoir officiel.

— Je ne sais pas ce qu’a Albert, maman, disait Emmeline d’un air à demi ingénu, à demi malin, en brodant près de sa mère, mais à présent, il ne bouge plus d’avec nous. Je ne dis pas qu’il soit très-aimable, car le plus souvent il ne dit rien ; Marianne non plus. C’est moi qui dois soutenir toute seule la conversation.

— Eh bien ! laisse-les, s’ils t’ennuient, et viens causer avec moi, répondait Mme Brou, qui n’osait pas s’expliquer plus clairement.

Mais la bonne dame, elle aussi, faisait ses observations et rayonnait de joie ; elle pensait même que c’était grâce à son habileté, à son expérience et à sa sagesse que tout avait si bien tourné.

Quant à Marianne, elle trouvait son cousin bon, affectueux, et l’aimait beaucoup ; mais tout d’abord, elle n’y vit pas autre chose. Ayant fini par oublier la gêne que lui avait causée pendant quelques jours le baiser inconvenant dont on avait tant rougi de part et d’autre, elle était redevenue simple et bonne camarade avec son cousin, comme auparavant ; elle le rencontrait avec plaisir, mais elle ne le cherchait pas, et, dans son exigence croissante, que secondait la pensée présomptueuse qu’il avait conçue, Albert ne tarda pas à s’en apercevoir.

Les amoureux, comme on sait, s’entendent par intelligence secrète. Deux esprits ardemment tendus vers le même but découvrent les mêmes moyens, devinent par analogie leurs pensées, leurs intentions réciproques ; cela même devient une exigence intime quand on aime. Or Marianne ne devinait rien. Plus d’une fois, lorsque Albert l’attendait au jardin, elle montait dans sa chambre, et ces causeries du soir, dont il eût voulu faire des rendez-vous, restaient, grâce à elle, de simples rencontres, un hasard. Elle ne le sentait pas là, sous sa fenêtre, tout frémissant d’impatience et de désir, l’appelant, l’attendant en vain. Insoucieuse, elle ouvrait son piano et ne chantait pas même une tendre romance, mais étudiait tout bonnement ou lisait, ou bien, assise dans un coin sombre, rêvait au père chéri, absent à jamais. Pendant ce temps, une âcre amertume, une ardente irritation, envahissaient le cœur d’Albert, et quand enfin la lumière s’éteignait sans que Marianne eût paru, il se retirait en l’accusant de caprice, de légèreté ou même de coquetterie, mots dont à peine elle savait le sens, mais qui pour lui, pauvre enfant hâtivement corrompu, faisaient déjà partie du bagage appelé « connaissance du monde ».

Un matin que, sortie avec Henriette, Marianne arriva en retard pour la leçon, elle trouva Albert dans une agitation extrême.

— Je vous attends depuis plus d’une demi-heure, s’écria-t-il.

Étonnée, elle tira sa montre.

— Oh ! mon cousin, voyez, dix minutes seulement.

— Puisque le temps vous a paru si peu long, je n’oserai pas me plaindre.

— Si vous saviez, j’ai vu de si tristes choses !…

— Tant pis, la tristesse ne vous vaut rien ; aussi j’ai peur que nos leçons vous ennuient.

— Oh ! pouvez-vous dire cela ? C’est vous peut-être qui n’avez pas le temps, et c’est cela qui vous rend méchant.

— Ah ! c’est moi qui… fort bien. C’est juste, les femmes n’ont jamais tort.

— Réellement, Albert, on dirait que vous êtes sérieusement fâché ?

— On se tromperait ; je suis ravi, enchanté. Il est si doux d’être oublié ! Henriette a une conversation pleine de charme, n’est-ce pas ?

— C’est une bonne fille, dit Marianne, et quelle aimable chose, mon cousin, que la bonté !

— Je suis de votre avis, ma cousine, et je vous rends grâce d’être si bonne pour moi !

Il était réellement furieux, et ce qu’il y avait au fond de sa rage, c’était ceci :

— Elle m’oublie, donc elle ne m’aime pas. Est-ce que je pourrais oublier, moi, l’heure du rendez-vous ? Orgueil d’enfant gâté pour une part, mais douleur sincère.

Marianne se tut ; ne pouvant toutefois s’expliquer un si âpre mécontentement pour si peu de chose, elle se sentit blessée de l’humeur d’Albert. Ayant ôté son chapeau, son mantelet, ses gants, elle s’assit en silence à la petite table, de chaque côté de laquelle ils se plaçaient, et Albert commença brusquement la leçon.

Elle fut sèche, bien que Marianne s’efforçât de la rendre aimable ; mais pour lui chaque coup d’œil qu’il jetait sur la charmante fille assise en face de lui redoublait son chagrin, son irritation. Quoi ! cette fine et adorable