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Le docteur apparemment s’y connaissait car, à partir de ce moment, il y eut un changement chez Albert. Il devint sérieux, boudeur, irritable parfois, et cela fut d’autant plus remarquable, que depuis quelque temps, au contraire, Marianne était plus expansive. Maintenant sa tristesse ressemblait à ces rosées d’avril qui font pencher languissamment les belles fleurs épanouies. Sous l’influence du printemps sans doute, sa jeunesse et sa beauté rayonnaient chaque jour d’un plus vif éclat. Au sortir de cet hiver d’écrasante douleur, c’était comme une résurrection de ses dix-huit ans qui voulaient, malgré tout, donner leurs fleurs, leurs parfums, leurs harmonies. Ses joues avaient repris le rose, en dépit du deuil, et ses yeux, au milieu de leur douceur rêveuse ou ingénue, lançaient par moment des flammes sans le savoir. Emportée par une impulsion nouvelle, il lui arrivait facilement de mêler ses rires à ceux d’Emmeline et d’Albert, et de jouer ou plaisanter avec eux dans un accès de vivacité charmante. Mais alors sans doute, se reprochant ces gaietés involontaires, elle s’enfuyait dans sa chambre, et on ne l’en voyait sortir que pâlie et les yeux rougis.

Un jour, elle jouait au volant dans le jardin avec Albert et Emmeline ; il faisait un vent frais qui à chaque bouffée emportait le volant hors de la ligne droite ; on courait après et on le manquait : c’étaient de fous rires. Le plaisir de cet exercice avait exalté Marianne ; elle courait, se précipitait à droite, à gauche, bondissait en arrière. Sa taille souple et jolie prenait d’exquises attitudes ; ses yeux étincelaient, ses joues éclataient, et de ses lèvres entr’ouvertes s’échappaient de frais éclats de rire, toutes les fois que le volant en péril se trouvait manqué ou relevé. À la fin, essoufflée, lasse, elle s’abandonna sur un banc, la raquette en main, et, se renversant à demi, la tendit de loin à Albert. Il vint à petits pas, les joues colorées, tout sérieux, la regardant. Il n’échangea qu’un seul mot avec sa cousine et prit la raquette ; mais joua languissamment, tout en tournant souvent les yeux du côté de Marianne. Celle-ci, un moment encore étourdie et souriante par l’action du jeu, se calma bientôt, devint sérieuse ; on la vit baisser la tête un instant, et tout à coup elle partit comme une flèche dans la direction de la maison.

— Où vas-tu, Marianne ? lui cria Emmeline — car elles se tutoyaient depuis quelque temps.

Albert avait laissé tomber le volant, et regardait aussi la fugitive, qui entra, sans répondre, dans la maison.

— Elle va pleurer dans sa chambre, dit Emmeline. C’est toujours ainsi quand elle s’amuse un peu. Mon Dieu ! il faut pourtant être raisonnable ; on ne peut pas toujours pleurer… Eh bien ! tu ne joues plus ?

— Non, dit-il.

Et il alla s’asseoir sur le banc où se trouvait Marianne un instant auparavant, répondant à peine à Emmeline, qui, l’accusant de maussaderie, le laissa. Albert, demeuré seul, attacha les yeux sur la fenêtre de Marianne, qu’il apercevait entre deux lilas ; puis, à son tour, il rentra.

Une heure s’était écoulée, quand Marianne, ouvrant la porte de sa chambre, vit Albert au seuil de la sienne, à l’autre bout du corridor. Il semblait être là depuis un moment ; car il était immobile, les yeux fixés du côté de Marianne. En la voyant, il tressaillit, fit le mouvement de rentrer dans sa chambre, puis, se ravisant, il alla vers elle.

— Vous m’attendiez, mon cousin ? dit-elle naïvement.

— Oui, balbutia-t-il ; c’est-à-dire non… je…

Elle attacha sur lui ses beaux yeux étonnés.

— Eh bien ! oui, reprit-il, je savais ce que vous faisiez et j’en éprouvais beaucoup de peine.

— Ce que je faisais….

Elle rougit.

— Oui, je le sais, reprit Albert, et cela se voit assez d’ailleurs. Oh ! tenez, vous avez tort, Marianne : pourquoi ne pas être gaie, comme votre jeunesse le veut ? Vous reprocher cela comme un crime ? Non, ce n’est pas bien. Et cela nous fait tant de peine ! Moi, je me serais battu d’avoir ri, puisque cela vous a fait pleurer.

— Ce n’est pas votre faute, c’est la mienne. Oh ! que je regrette de vous attrister !

— Est-ce pour moi ?… Non ! c’est qu’il est trop pénible de vous voir malheureuse. Votre père, qui était si bon et vous aimait tant, s’il était là, ne voudrait pas vous voir pleurer.

— C’est vrai, mais comment ne pas souffrir de ne l’avoir plus ?

— Sans doute, notre affection est trop peu de chose pour vous.

Marianne releva sur lui ses beaux yeux humides.

— Oh ! ne dites pas cela, Albert ; je ne suis pas ingrate, et si vous saviez combien je vous trouve bon pour moi, combien je suis touchée de vous voir du chagrin à cause de moi ! Je vous aime bien tous, mon cousin, et vous plus encore aujourd’hui que les autres jours !

En même temps, avec un abandon charmant et sincère, elle l’embrassa.

Mais, si Marianne était capable de donner un tel baiser, Albert ne l’était point de le recevoir : il resta d’abord étourdi ; puis un flot de sang lui monta au visage, et son trouble fut tel que la naïve enfant ne put man-