Page:Leo - Marianne.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

occupé comme ça à courtiser la brune et la blonde !… Et l’école de médecine donc ?

— Oh ! je sais bien que ce n’est pas elle qui a le plus de charmes pour un garçon de ton âge, et j’ai fort bien vu que tu faisais la cour à Henriette. Allons, je te l’ai dit, sois franc, c’est ton devoir.

— Je l’ai trouvée gentille et je le lui ai dit pour lui faire plaisir, voilà tout.

— Et que t’a-t-elle répondu ?

— Elle m’a dit ce que les joues d’une jeune fille qui sait rougir disent en pareil cas ; puis elle a pris un petit air dégagé en me jetant quelques paroles qui voulaient signifier : Ça m’est bien égal ! Mais je n’en ai rien cru.

— Mauvais sujet ! Et après ?

— Après ? Mais c’est tout.

— Tout ce que tu veux me dire.

— Ah ! maman… réellement… Après j’ai voulu l’embrasser, et alors elle m’a appliqué la main sur la joue, sans même prendre le temps d’ôter son dé, ce que j’ai trouvé dur.

— Et ensuite ?

— Que, diable ! veux-tu de plus ? Ah ça ! maman, tu as une imagination… Eh bien ! parole d’honneur ! c’est tout, absolument tout ; car elle s’est armée en guerre pour tout de bon, et moi, ne voulant pas porter sur la figure les marques d’un dé à coudre et ne voyant pas d’autres profits à récolter, j’ai battu en retraite honteusement.

— C’est bien vrai ?

— Maman !…

— Je te l’ai dit, c’est à cause de Marianne. Tu ne voudrais pas plus que moi que la réputation et la pureté de la cousine courussent le moindre danger.

— Non certainement.

— Alors je puis être tranquille ? Tu n’es pas amoureux de cette petite, bien sûr ?

— Eh ! non, puisqu’elle n’a pas voulu. Voyons, je t’ai avoué ma défaite ; que te faut-il ?

— Tu n’aurais pas dû songer à cette fille, puisque je la prends chez moi. Fais dehors ce que tu voudras, mais tu dois respecter la maison de ta mère. Je ne parle pas, bien entendu, des affections permises, c’est-à-dire le mariage. Quant à un amour comme celui-là, j’en serais bien aise au contraire, et…

— Nous en reparlerons quand j’aurai trente ans, dit Albert en regardant sa montre et en prenant son chapeau.

Il s’en alla faire ce qu’il voudrait hors de la maison, sa conscience déchargée d’avance de tout embarras et de toute hésitation par les recommandations de la morale maternelle. Il ne faut pas en vouloir particulièrement à Mme Brou. Sur vingt femmes de la bourgeoisie, il n’en est pas quatre qui se fassent scrupule de parler ainsi à leurs fils, dès qu’ils ont atteint la vingtième année, tant est complète l’acceptation du fait général, tant est corrompu le jugement vulgaire. Et ces honnêtes mères de famille ne pensent même pas que d’aussi dangereuses paroles peuvent être, pour beaucoup de jeunes gens, une incitation plutôt qu’une absolution. Pourquoi hésiter devant un agréable péché pardonné d’avance ? et comment croire mal ce que les honnêtes femmes absolvent si aisément ? Ce n’est pas la moindre cause de la corruption des mœurs que cette corruption de l’opinion.

— Je crois, dit Mme Brou à son mari, qu’Albert n’est point occupé d’Henriette ni peut-être d’aucune autre ; mais il ne songe pas du tout au mariage. Il faudrait lui en parler.

— Non, dit le docteur. C’est trop délicat. Je ne veux pas avoir l’air de capter la fortune de ma pupille…

— Comment donc ! Ne faut-il pas qu’elle se marie ? Et quel mal y a-t-il à la pourvoir d’un beau et bon garçon, plein d’intelligence ?… Car elle ne peut pas trouver mieux.

— Tu le crois du moins, répondit en souriant le docteur ; mais je ne puis donner à Albert que 50, 000 francs de dot, et Marianne aura plus d’un demi-million…

— Eh bien ! n’aura-t-il pas un état, lui ? et puis n’est-ce pas un homme ? Les hommes n’ont pas besoin de dot et ils peuvent prétendre à tout.

— Ce serait fort bien s’ils s’aimaient d’eux-mêmes. Je ne dois pas m’en mêler… Je devrais plutôt paraître avoir la main forcée. D’un autre côté, Albert est à un âge où il ne calcule pas encore, parce qu’on ne doute pas de l’avenir. Lui parler de notre désir serait peut-être l’en détourner.

— Ma chère, poursuivit le docteur d’un air magnanime, je serais heureux que ce mariage eût lieu, par intérêt pour mon fils et par l’attachement que j’ai déjà conçu pour Marianne ; mais la délicatesse nous défend d’agir dans cette affaire.

Il sortit majestueusement, laissant Mme Brou furieuse de cette abnégation, dont elle fut dupe.

— Eh bien ! non, elle n’y renoncerait pas, elle, comme cela ! N’était-ce pas leur bonheur à tous deux ? Quel mal y avait-il donc ? Le docteur était toujours ainsi, trop grand, trop délicat… C’est bien comme cela qu’agissent les autres !…

Par égard pour la défense de son mari, Mme Brou ne parla point à son fils et ne s’engagea dans aucune entreprise décisive ; mais, à partir de ce moment, ce fut de sa part un système de facilités, d’insinuations, qui eût été fort clair pour une naïveté moins