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— Cette petite est fort adroite, disait Mme Brou, et elle m’épargne beaucoup d’argent.

De plus, Henriette venait chaque semaine pour les raccommodages, auxquels ne s’abaissaient pas les mains de ces dames, occupées de plus beaux ouvrages. Cette petite était une jolie fille d’une vingtaine d’années, de mise très-modeste et de manières très-réservées, — chose nécessaire pour se faire une clientèle dans la bonne bourgeoisie de Poitiers, qui est sévère à l’égard des prétentions ouvrières, — mais cette douceur n’avait rien d’emprunté, elle touchait même à la mélancolie, et quand Henriette levait sur quelqu’un ses grands yeux noirs, il était aussi difficile de ne pas être ému de sympathie que de ne pas admirer la coupe exquise de ces beaux yeux et leur noir profond sur un iris légèrement bleu.

Ils avaient charmé plus d’un jeune homme dans les maisons bourgeoises où travaillait Henriette ; mais elle passait pour une vertu farouche. Restait à savoir si Albert s’était sérieusement occupé d’elle, et en ce cas si elle avait pu résister sérieusement à Albert. Mme Brou trouvait la chose improbable. Là pouvait donc être l’obstacle, la diversion fâcheuse. Mais comment s’y prendre pour le savoir ?

Ce fut Marianne elle-même qui fournit l’occasion. Elle avait pris en amitié la jeune ouvrière, souvent elle l’emmenait dans sa chambre pour travailler avec elle à des arrangements de toilette ; elle lui avait fait des cadeaux de ses propres vêtements et prenait plaisir à causer avec elle. Henriette s’exprimait bien ; elle était discrète, sincère, et, sans se l’avouer, Marianne trouvait dans la conversation de cette ouvrière plus de sérieux et même de variété que dans celle d’Emmeline. C’est que la pauvre Henriette connaissait la vie pour avoir déjà beaucoup souffert.

Dans le village qu’ils habitaient, au milieu des plus pauvres populations bretonnes, Marianne et son père avaient contracté des habitudes de bienfaisance, que la jeune fille désirait continuer à Poitiers, et c’était évidemment dans cette prévision que M. Aimont, par son testament, avait désiré que sa fille jouit sans contrôle d’une somme de 5, 000 francs par an. Tout en trouvant la chose exorbitante, M. Brou s’y conformait. En réponse au désir de sa pupille, il lui avait indiqué des malades pauvres à soulager, et plusieurs fois Marianne, désireuse de connaître par elle-même les besoins de ses protégés, s’était fait accompagner chez eux par Henriette.

On sait que dans la bourgeoisie, à Poitiers moins que partout ailleurs, une jeune personne ne sort jamais seule, et quand ses parents ne peuvent l’accompagner, doit être du moins suivie d’un garde du corps, c’est-à-dire d’une bonne, autre jeune fille souvent. Marianne préférait la compagnie d’Henriette à celle de la femme de chambre ; celle-ci d’ailleurs était retenue par son service le matin. Or jamais, au grand jamais, Mme Brou n’aurait permis ces courses l’après-midi, à l’heure où le beau monde circule dans les rues. Alors ses filles ne devaient être accompagnées que par elle ou par M. Brou. Pour de petites sorties du matin, passe encore, et pourtant ce n’était pas trop convenable ; elle en gémissait, mais Marianne le voulait tant ! Elle eut été si contrariée ! Pouvait-on rien refuser à cette chère enfant ?

Du moins, la personne chargée d’accompagner Mlle Aimont, ce joyau confié à la surveillance en chef de Mme Brou, devait être digne d’un tel emploi. Mme Brou prit donc à part son fils, et d’un ton solennel :

— Je ne m’inquiète pas d’ordinaire de tes fredaines, lui dit-elle ; mais ici le cas est différent. Il s’agit de Marianne…

— De Marianne ! s’écria le jeune homme très-surpris.

Et Mme Brou vit avec plaisir une rougeur envahir les traits de son fils.

— Je n’ai rien à me reprocher vis-à-vis de Marianne, ajouta-t-il d’un air fâché.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, et il me semble, au contraire, que tu n’as qu’un tort envers elle : c’est de ne pas l’admirer autant qu’elle le mérite. Une si jolie personne… Si j’étais un homme, moi, j’en serais fou. Non, je veux seulement parler de cette petite Henriette. Marianne, qui est bonne, l’a prise en amitié et cause beaucoup avec elle ; elle s’en fait même accompagner dans ses courses du matin. Moi, je ne voudrais pas contrarier Marianne ; mais cela m’inquiète, parce que je ne sais pas jusqu’à quel point on peut se fier à cette petite. Voyons, dis-moi cela. C’est une question d’honneur que je t’adresse ; car, tu dois le comprendre, si cette jeune fille avait le moindre reproche à se faire, ne fût-ce que de légèreté, je ne souffrirais pas qu’elle accompagnât Marianne, et je la remercierais tout de suite de ses services. Quand on a des jeunes personnes dans sa maison.

Elle disait vrai, la bonne dame : c’était une question d’honneur, puisqu’au besoin elle demandait à son fils une trahison. Il est vrai qu’on ne pouvait mettre en comparaison l’intérêt d’une petite ouvrière comme Henriette avec l’intérêt d’une belle héritière comme Marianne.

Albert avait déjà répondu par un éclat de rire.

— En vérité, maman, je vois que je t’inspire une merveilleuse confiance. Tu me crois