— À cette heure-là ? dit-elle ; c’est bien étonnant !
Oui, répondit le docteur ; il y a quelque chose…
Il toussa pour rendre sa voix moins caverneuse, et tous deux, poussés par l’instinct des gens du monde, parvinrent en une minute à rendre aux muscles de leur visage un calme apparent. Ce n’était pas qu’ils prétendissent cacher un événement désormais public, mais il ne faut se montrer aux gens qu’en bonne tenue.
Louison, un instant après, vint annoncer que Mme la préfète et M. Fauque étaient au salon, et que Mme la préfète, avait demandé si monsieur était à la maison. Évidemment il s’agissait de quelque chose. Raison de plus pour attendre et se composer un peu. Quand M. et Mme Brou entrèrent au salon, ils avaient un sourire — un peu pale peut-être, — mais enfin un sourire aux lèvres.
On échangea de vifs compliments ; jamais Mme la préfète n’avait été plus gracieuse et plus expansive. Horace Fauque, ganté de blanc, avait l’air presque solennel. On demanda des nouvelles de Mlle Aimont.
Elle se porte fort bien, répondit amèrement Mme Brou.
Avec des soins tels que ceux du docteur et les votres, chère, madame, elle vous doit beaucoup ; mais aussi c’est une admirable personne et qui fait de grands ravages dans les cœurs. Tenez, il faut bien que je vous dise le but de cette visite matinale : je résistait depuis longtemps aux prières de mon neveu, qui est passionnément épris de Mlle Marianne, parce que j’avais entendu dire que vous aviez vous-mêmes des projets sur elle, bien que vous n’ayiez jamais confié, ce secret à notre vieille amitié. Mais enfin on m’a affirmé le contraire, et, comme il ne faut pas d’ailleurs se fier aux commérages, nous avons pris le parti de nous adresser à vous-mêmes pour être éclairés. Je viens donc demander pour mon neveu la main de Mlle Aimont.
— Je ne puis, madame, monsieur, répondit le docteur en s’inclinant, que vous remercier de l’honneur que vous vouliez faire à notre famille et vous exprimer combien, ma femme et moi, nous aurions été heureux de votre alliance. Mais la main de celle qui fut, hélas ! ma pupille, n’est plus en ma possession…
— Allez la demander à maître Démier, le charpentier d’à côté ! s’écria Mme Brou, chez qui cette fois-là — et ce fut, dit-on, la seule — la passion brusqua les convenances.
La préfète en fut abasourdie.
— Quoi ! dit-elle, qu’est-ce que c’est ?
Et alors l’histoire, l’épouvantable histoire, fut racontée par les deux époux, saisissant la parole l’un après l’autre, méthodiquement, par le docteur, exclamativement par Mme Brou ; et bientôt les exclamations et les gestes de Mme la préfète et de M. Fauque se joignirent aux leurs, et ce fut un concert d’exclamations de surprise, d’horreur, d’indignation, accompagné des interjections les plus vives et de la mimique la plus expressive, une explosion enfin et un tableau de tous ces sentiments dont il faut renoncer à reproduire l’éloquence.
— Je ne nierai pas, dit enfin le docteur, qu’il n’ait autrefois existé un projet d’alliance entre Mlle Aimont et mon fils ; mais depuis que nous avions pu reconnaitre le caractère indiscipliné, fantasque, et les idées extravagantes de cette jeune personne, nous y avions renoncé. Peut-être, placé entre mon devoir de tuteur et mes devoirs d’ami, n’aurais-je pas osé vous avertir. Il faut donc remercier le ciel que cette fugue ait eu lieu, avant que celle malheureuse jeune fille ait pu être ébranlée dans ses étranges projets par l’honneur de votre alliance.
Et tout le monde remercia le ciel, sans que chacun laissât percer autrement que par l’aigreur de sa voix l’âpre déception, les regrets furieux qui lui déchiraient l’âme.
Puis Mme la préfète prit congé de Mme Brou en l’embrassant et du docteur avec toutes sortes de condoléances et de compliments, et remonta dans sa voiture avec son neveu. Au fond des regrets de la bonne dame, se trouvait une consolation, celle d’être en possession d’une nouvelle extraordinaire qu’elle pouvait annoncer à tout le monde. Aussi donna-t-elle ordre au cocher de conduire chez Mme Tourlot. Mais, quant au bel Horace Fauque, chez lui l’amertume de la déception ne laissait place à aucun autre sentiment, et il ne put s’empêcher de s’écrier, en se frappant le front avec désespoir, dès qu’il fut assis près de sa tante :
— N’avoir tant travaillé que pour ce croquant !
La rumeur publique à Poitiers autour d’un fait si étrange fut inénarrable ; il y aurait des volumes à remplir des suppositions qui furent faites et des propos tenus sur un choix aussi renversant, que rendait encore plus singulier le fait de l’habitation de la riche Mlle Aimont chez le charpentier, son futur beau-père, dans la rustique maison des Démier. En fin de compte, ce furent la révolution et le progrès des mauvaises doctrines qui en demeurèrent responsables, d’autant plus que le mariage ne se fit point à l’église, scandale si rare dans la ville de sainte Radegonde, qui fut peut-être le premier. Il y a des dévotes poitevines qui se signent encore au nom de Mlle Aimont.
Avant ce mariage, un fait confirma les di-