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— Certainement, monsieur, répondit froidement le docteur ; et puis…

— Eh bien alors justement parce que nous sommes des gens bien connus dans le quartier, n’est-ce pas ? Moi, j’avais quinze ans quand je suis venu à Poitiers, que mon père m’avait dit : G’ny a pas d’pain pour toi à la maison ; vas gagner ta vie, et si tu peux faire fortune… » Quant à la fortune, on ne peut pas dire… Mais enfin ce que j’ai, je l’ai rudement gagné, parce que, voyez-vous, si je fais travailler les autres, je travaille aussi, et c’est moi le dernier couché comme le premier à l’ouvrage dans la chantier, bien que j’aie cinquante-cinq ans passés, monsieur Brou.

— Je sais tout cela, maître Démier ; mais surement vous avez autre chose à me communiquer ?

— Oui bien, monsieur, et c’est là justement le difficile, parce que… Vous savez les enfants, au jour d’aujourd’hui, se font des idées… des idées de l’autre monde, et pour moi, je suis un bon père, et je sais que mon fils est un garçon… dame ! comme on n’en trouve pas à la douzaine… cependant… Et même je lui ai dit :

— Vois-tu, Pierre, il ne faut pas t’imaginer, car je sais que tu as de l’esprit ; mais, pour moi, je ne crois pas manquer de bon sens, et à vrai dire, bien que tu as du mérite, ça n’est pas moi qui dirai le contraire, — pourtant ça n’est pas naturel, non, ça n’est pas naturel, et j’ai peur d’emporter, comme on dit, une fameuse veste. — Ouf ! il fait diablement chaud aujourd’hui, monsieur le docteur.

Et le brave charpentier s’essuya le front qui ruisselait.

M. et Mme Brou se regardaient, elle, d’un air sardonique et méprisant à l’adresse de ses hôtes ; lui, tout près de perdre patience. Marianne, inquiète et embarrassée, plongeait ses grands yeux intelligents dans ceux de Mme Démier, comme pour lui inspirer la pensée. Poussée par cette incitation et par l’amour maternel, l’excellente femme surmonta sa timidité :

— Excuse-moi, Tonin, dit-elle, et vous aussi, messieurs et dames ; je vois que mon mari a trop de peine à dire ce dont il s’agit, et que ça vous impatiente d’attendre. Eh bien ! moi, je le dirai donc tout de suite, puisqu’il le faut… Voila ce que c’est… Mon fils Pierre aime Mlle Marianne et nous a chargés… de venir… la demander en mariage…

La voix mourut dans sa gorge au dernier mot. Devant cet exemple de vaillance, le charpentier avait repris du cœur, et se levant et saluant :

— Eh bien ! oui, s’écria-t-il, puisque c’est dit…

Mais le docteur s’était levé également, superbe d’étonnement princier, d’indignation contenue et de froid mépris, et sans même consulter Marianne du regard :

— De la part de M. Pierre, dit-il, rien ne m’étonne plus ; mais ce qui m’étonne, c’est que vous, maître Démier, vous ayez pu vous laisser, berner par votre fils au point d’engager vos cheveux blancs dans une pareille aventure, dans une si pitoyable plaisanterie !…

— Mon oncle, s’écria Marianne, c’est moi qui dois…

Mais sa voix fut couverte par celle de maître Démier.

— Une plaisanterie ? répéta-t-il.

Et le rouge de la colère, lui montant au visage, vint renforcer celui de l’émotion première qui baissait.

— Qu’appelez-vous mes cheveux blancs ? cria-t-il. Est-ce que nous sommes des gens méprisables ? Vous n’êtes pas forcés de vouloir ce mariage, mais vous devez nous recevoir poliment, nom de Dieu ! ou bien… Il frappa du poing sur sa chaise, qui en gémit.

— Grand Dieu ! s’écria Mme Brou, Marianne ! sonnez le domestique, je vous prie. Qu’il mette ces gens à la porte. C’est une abomination !

— À la porte ! reprit le charpentier, à la porte ! nous autres ! Ah ! c’est vous qui parlez comme ça, mamzelle Chouron ? Dites donc, si j manié la hache, vot’père portait des sabots, à ce qu’il me semble, et vot’ mère la bride, que ma femme n’a jamais portée ! Ah ! c’est comme ça que vous prenez la chose ? Dirait-on pas que vous êtes sortie de la cuisse de Jupiter ? Eh ben ! puisque c’est ainsi, j’avais perdu ma langue tout à l’heure ; mais à présent j’en dirai long. C’est-il parce que vous avez marié vot’ fille avec un ramolli qui se fiche un de de contrebande que vous êtes si fiers ? ou ben parce que vot’fils a fait là-bas un tas de bêtises, au lieu d’étudier. Il est docteur, mon fils, et le vôtre ne l’est pas. Je sais que nous ne sommes pas riches ; mais nous ne faisons pas de manigances, nous autres, pour le devenir, et c’est en tout bien, tout honneur et tout franchement que nous sommes venus vous dire : Voilà : notre fils aime votre nièce. Voulez-vous, oui, ou non ? Vous avez, comme je dis, le droit de dire non, mais pas de nous insulter, parce que pour l’honnêteté, là, je ne dis que ça, on vous vaut, allez !

Pendant cette sortie, Mme Démier s’attachait à son mari pour obtenir son silence, et Marianne, éperdue, saisissait les mains de docteur, qui allait sonner :

— Non, mon oncle, je vous en supplie ! Il ne faut pas de public ici ! C’est une réponse calme que je dois…