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autre des effusions qui n’appartiennent qu’à vous. Quand je me rappelle cette illusion, et la ferveur de mon âme, ou plutôt les efforts qu’elle faisait pour être fervente. On m’aimait, on le disait du moins, J’avais consenti, je voulais aimer ; j’y mettais toute ma conscience par culte pour l’amour même. Quand je me rappelle celle illusion, je rougis, je souffre et je pleure. Oh ! quel malheur, quelle tristesse que de se tromper ainsi ! Et vous, Pierre, vous aussi n’en souffrirez-vous pas ?

Oui, j’ai le culte de l’amour, et c’est ce qui m’a sauvée. J’ai senti le froid du mensonge, sans y croire, sans le comprendre.. Pourtant j’ai failli périr, à force de vouloir croire, à force de vouloir aimer. C’est vous, Pierre, qui m’avez ouvert les yeux par ce grand éclat de sainte colèro, Vous êtes venu chercher votre épouse dans les flots qui l’emportaient. Oh ! que je vous bénis, et que je vous aime ! Au moins, sachez bien que la signification, l’harmonie des mots ont changé comme le sentiment. Je vois maintenant, à regarder le passé, combien l’amour simple et fort qui nait de la ressemblance des âmes est différent de ce rêve qui s’adresse à l’idéal, au travers d’un être de fantaisie. En faisant cette revue, j’ai découvert que je vous aimais déjà, quand je croyais encore en aimer un autre. Certes, ce n’était pas peu de chose que la profonde et fraternelle estime que j’avais pour vous depuis dix-huit mois ; mais, le jour de notre visite à Notre-Dame, vous rappelez-vous ? Oh oui, vous vous rappelez, j’en suis sûre ! le même éblouissement nous a frappés, j’ai senti votre impression comme la mienne. Au moment où, élevée par votre parole, je contemplais les choses de plus haut, c’est alors que j’ai senti mon ame voler dans la vôtre et toutes les deux se confondre. Que ce moment a été vrai ! Qu’il est beau ! J’en suis heureuse ! J’aime à me sentir ainsi liée à vous, par la force des choses ou plutôt de nos affinités mutuelles, autant que par ma volonté.

Je subissais alors un état étrange : tandis que je m’obstinais à tenir un engagement brisé par un autre et secrètement dénoué en moi, je me sentais avec trouble saisie par une force nouvelle que je me refusais à nommer. J’ai pleuré de votre apparente indifférence quand vous n’êtes pas revenu. Pour quoi n’êtes-vous pas revenu, Pierre ? Je veux le savoir, mais j’espère bien l’avoir deviné.

Oh ! oui, j’ai été dure le jour où j’ai repris ce voile de vos mains ; cruelle, prenant plaisir à frapper, moi qui ne suis pas méchante. N’avez-vous pas aussi deviné pourquoi ? J’étais désespérée de vous croire l’amant de Fauvette. J’en ai pleuré devant mon cousin, qui, dans son peu de conscience, n’a pu s’empêcher d’en être jaloux. J’en pleurais encore dans ma chambre, et cette blessure était si âpre que j’en oubliais tout autre souci. Ce m’était un supplice inacceptable que de vous voir déchu. Et pourtant la raison m’objecta que vous pouviez ne pas l’être, que cette femme et vous pouviez être unis par un amour chaste et fidèle. Mais je n’écoutais pas l’objection, souffrant évidemment d’une douleur secrète et personnelle. Oh ! que l’on a de peine à se connaître ! car je m’irritais en même temps de la jalousie d’Albert et repoussais d’une main fébrile, emportée, la lumière qu’il projetait parfois au fond de mon cœur, Pierre, vous me pardonnerez cette colère : c’était de l’amour.

Vous m’aimiez, j’en étais sûre ; votre billet me le dit encore. Oh ! Pierre, que j’en suis heureuse ! En vous contemplant si bon, si grand que vous l’êtes, je m’étonne parfois de mon bonheur. Je frémis encore, en pensant que nous aurions pu ne pas nous rencontrer, que nous aurions pu ne pas nous comprendre. Déjà, devant cet avenir que j’avais accepté, ce milieu où je devais vivre, ce compagnon aimable en apparence, mais si peu digne en réalité, auquel mon cœur s’était voué, la vie me paraissait fade, incolore. C’était comme un horizon gris, embrumé, qui s’étendait sous mes yeux, toujours le même, et bien souvent mon cœur se serrait. Oh ! maintenant que la vie me semble douce, et riche, et vaste ! Avec vous, que d’horizons ! que d’action ! que de travail ! que de bien à faire ! Dites-moi bien, Pierre, que vous consentez à ce que notre vie soit une !

Oui, répondez-moi bien vite ! J’ai besoin de m’entendre dire par vous-même, bien formellement, que vous m’aimez. Et puis… nous cesserons de correspondre jusqu’au 10 octobre prochain ; car on me surveille de près, on est fort irrité contre moi, on m’a déjà défendu de recevoir votre mère. Je dois éviter de basses persécutions ; surtout je ne veux risquer, non, pour rien au monde, qu’une de nos lettres tombe entre leurs mains.

Le 10 octobre prochain, à neuf heures du matin, j’aurai vingt-un ans. Vous serez, n’est-ce pas ? à Poitiers, ce jour-là, et il serait bon que vous fussiez docteur. À midi, que votre père et votre mère se présentent et fassent leur demande à mon tuteur. Je serai là et je répondrai.

Mais comme j’arrange cela sans vous consulter ! Est-il bien vrai que vous m’aimiez, Pierre ? Votre

Marianne.

P. S. Jusqu’à cette époque, soyez le protecteur de Fauvette. Elle est ma sœur adoptive et doit partager ma vie désormais.