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avait toujours une large part dans ses causeries. Il parlait avec tant d’affection et de respect de sa bonne femme ; avec tant d’amour de ses enfants, d’Albert surtout, l’espoir de la famille, le continuateur de son père. Il allait jusqu’à rapporter des traits de son enfance, charmants de cœur et d’esprit ; et sa tendresse inquiète le cherchait dans l’avenir. Aussi touchée qu’elle était sincère, Marianne écoutait en souriant, jusqu’au moment où le docteur s’interrompant lui-même :

— Eh bien qu’est-ce que je dis là ? Je suis un vieux fou ! je me laisse aller avec vous, ma petite amie, à radoter en père complaisant.

Alors, il s’occupait d’elle-même, et elle regrettait qu’il ne s’abandonnât plus. Marianne s’attacha promptement à cette famille, et lorsque dans le silence de sa chambre, repliée sur elle-même, pleurant toujours le passé, elle songeait vaguement à sa destinée, elle se disait que son pauvre père, contraint de l’abandonner, n’avait pu faire un meilleur choix.



III

Le printemps succédait à l’hiver, et le jardin s’embaumait du parfum des premiers lilas.

Il y avait cinq mois que Marianne habitait au milieu de la famille Brou. Les habitudes s’étaient faites, régularisées, et tout y allait paisiblement, si paisiblement que le docteur commençait à s’impatienter. Il n’était pas de ceux qui croient à l’amitié d’homme à femme, et cependant c’était un sentiment de ce genre qui semblait exister entre Marianne et Albert. Absence d’inquiétude, abord tranquille, franches poignées de main, plaisir d’être ensemble, de causer ensemble, mais trop franc pour avoir rien de secret. Bien plus, Albert commençait à se familiariser assez avec la présence de Marianne pour laisser percer çà et là le bout d’oreille de ses défauts ; une ou deux fois, il avait été presque rude à l’égard de sa jeune cousine. Cela tournait décidément à la fraternité de famille. Le docteur n’était pas content.

— C’est assez qu’une chose soit avantageuse pour que ces diables d’enfants n’en veuillent pas, se disait-il avec dépit. Une fortune superbe, une fille jolie, bonne, bien née, charmante ; il ne trouvera jamais tant de biens réunis, et l’imbécile laisserait prendre cela à d’autres ! Qu’attend-il pour être amoureux ?

Se rappelant qu’il y avait déjà deux ou trois ans, il avait pu craindre pour son fils un essor trop vif des passions de la jeunesse, il n’y comprenait rien. C’est que son propre désir l’aveuglait sur les conséquences de l’éducation qu’il avait donnée. Albert avait été nourri dans l’idée qu’il ne devait penser au mariage que vers trente ans, vingt-cinq au plus tôt, et que jusque là il avait le champ des amours faciles. Cet arrangement adopté, il devait regarder toute jeune fille honnête comme fruit défendu ou du moins réservé à d’autres temps, et n’éprouver vis-à-vis d’elle que le trouble léger causé par la différence des sexes, combiné avec la peur d’un engagement sérieux et prématuré.

Albert n’était point un de ces idéalistes dont le cœur ou l’imagination s’enflamment à l’encontre des idées reçues. Après tout, dans la corruption même de sa pensée, résidait une honnêteté relative ; il ne voulait pas prendre un engagement pour le trahir. Il devait, l’année suivante, aller achever ses études à Paris et re pouvait être reçu docteur avant d’avoir au moins vingt-cinq ans. Des fiançailles de quatre années lui eussent paru chose fantastique. Albert n’avait que les vices de son éducation, point de perfidie personnelle, et, près de sa cousine, le respect, l’amitié, prévenaient un désir que la cupidité seule inspirait à son père.

Celui-ci avait trop largement pratiqué ce qu’on nomme folies de jeunesse, et trop bien connu la vie des étudiants à Paris, pour douter un seul instant que son fils ne cédât à son tour aux séductions ou plutôt aux habitudes du milieu, à l’influence du temps et de l’absence ; mais comme c’était un esprit plus net et un homme de plus d’expérience, il importait peu à ses yeux que l’engagement fût trahi d’un côté, pourvu que de l’autre on n’en sût rien. Aussi ne comprit-il pas même l’instinctive bonne foi qu’Albert devait à sa jeunesse. La jeunesse, si mal élevée qu’elle soit, a toujours quelque candeur, et, dans un accès de mauvaise humeur, il dit rudement à sa femme :

— Ton fils n’est qu’un sot ! Qu’est-ce qu’il peut y avoir là-dessous ?

Quoique vraiment formalisé de l’épithète appliquée à son idole, Mme Brou ne comprit pas davantage. Elle se mit à chercher ce qu’il y avait là-dessous, et ses soupçons se portèrent de nouveau sur la jeune couturière à la journée, autour de laquelle elle avait vu Albert tourner assez galamment.

Cette jeune fille était une des habituées de la maison ; elle y passait à certaines époques des semaines entières, pour remettre en état les vêtements de l’année précédente et pour la confection de ces petites robes à bon marché, dont tout le prix est dans la quantité des garnitures et dans le nombre infini de coups d’aiguille qu’elles réclament. Économie sur les prix de la grande faiseuse.