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d’ordre moral qui y portent les esprits élevés, les cœurs sincères. Vingt ans de soins en commun, de joies, d’espérances communes sur un enfant, sur plusieurs, là se trouve, s’il en est besoin, l’attachement après l’amour, le lien naturel, fort et indivisible, comme l’être autour duquel il se noue.

Je sais que dans la démocratie, un certain nombre d’esprits, qui se définissent la liberté comme l’absence de tous liens, même volontaires, et croient agrandir la vie en en rayant le devoir, ont conçu une organisation où la société remplace la famille, et supprime la maternité, la paternité, dans ce qu’elles ont d’intellectuel, de moral, de responsable. Je crois le système nuisible, parce qu’il matérialise la famille et restreint, au lieu de l’étendre, la vie morale de l’individu. Je le crois faux, parce que la société n’est après tout composée que de l’ensemble des pères et mères, qu’elle n’a point d’existence propre en dehors de la majorité, que par conséquent ce n’est point comme on l’imagine un être qui disposerait d’une moralité, de facultés supérieures. L’éducation donnée par la société serait justement celle que tous les parents donneraient eux-mêmes, sauf deux exceptions fournies par la minorité progressive et la minorité rétrograde. L’éducation obligatoire serait l’oppression de la première et sur le point le plus grave, — quant à la seconde, en cas de mauvais traitement de l’enfant ou de non-instruction, la société, comme aujourd’hui, aurait le droit de sévir et l’exercerait avec plus de soin, sans qu’il fut besoin pour cela de supprimer l’exercice des forces morales les plus vives et les plus hautes. N’oublions pas que la société n’est que l’ensemble des individus, et que le droit individuel est la base de l’ordre nouveau.

Ce n’est pas en affaiblissant la famille, mais en l’épurant, et surtout en la rendant accessible à tous, que nous sortirons de l’odieux désordre où nous sommes plongés. Ici, comme en toutes choses, dans le chaos de notre époque indécise, où se heurtent l’ancien principe et le nouveau, c’est à celui-ci qu’il faut recourir. Que dit-il ? Tous les êtres humains sont libres et égaux en droits. La femme est donc libre, elle est donc l’égale de l’homme ; elle doit donc sortir des limbes et de l’arbitraire où la retient la législation ; de la timidité, des précautions injurieuses que lui impose l’opinion ; de l’esclavage où la courbe le mariage, de l’ignorance et de la frivolité de son éducation. Elle nait à la vie complète ; elle voit, elle sait, devient une force économique en même temps que politique et civile, et se défend désormais contre toute exploitation. Alors la jeune fille pure et fière, que tel homme coupable d’une trahison ou souillé de débauches viendrait demander en mariage, lui répondrait surement : Vous qui avez abandonné votre femme et votre enfant, vous osez vous offrir pour être époux et père ? » Ou, à plus juste titre, ce qu’un débauché même se croit aujourd’hui le droit de dire à la femme séduite : « Vous n’êtes pas digne de moi ! »

Quelle femme, si chaste qu’elle soit aujourd’hui, a ce courage ou même cette préoccupation ? Vous seule. Et, lors même qu’elle aurait le courage et l’inspiration, a-t-elle la clairvoyance nécessaire ? Non ; son éducation, l’usage, la retiennent dans une geôle hors de laquelle elle ne voit, quelquefois même ne devine rien. Cependant, il faut le dire, la femme de ce temps, celle qui se pare du titre d’honnête, s’est faite avec impudeur le complice de la dépravation de l’homme ; elle consent à la profanation de l’amour, à la honte et au martyre de ses sœurs pauvres, à l’abandon de l’enfant ; elle consent à tout, accepte tout ; elle jette sur ces crimes sa mansuétude ou son sourire. On voit, on entend là-dessus des choses honteuses. Elles se croient fortes, hélas ! en étant égoïstes, et ne voient pas même qu’elles sont dupes. Vices des esclaves que rachète la liberté.

Vous seule avez su dire à ces mœurs infâmes, où le mensonge remplace l’honneur, où le rire se joue des épanchements les plus sacrés, du viol de la loi humaine : « Loin de moi ! Vous me faites horreur ! »

Ah ! si vous saviez combien je vous bénis pour cela, et vous… admire… au nom de l’humanité ! Il est temps que des révoltes généreuses s’élèvent et mettent fin à ces jeux de princes, à ces vanités de bandits, à ces orgies de parvenus ! Car le voilà, l’héritage de 89 ! C’est là ce que la classe aujourd’hui régnante a fait de cette grande, éternelle et vaste revendication de la nature humaine opprimée, insultée par tous les esclavages, qui a jeté dans le monde le cri à jamais retentissant : Liberté, égalité, fraternité ! Ce cri, en même temps qu’il déchirait les chartes et démolissait les bastilles, fermait la petite maison, abolissait le droit infâme du seigneur. Mais ceux qui l’ont aboli contre le seigneur l’ont rétabli pour eux-mêmes ; la grande conquête humanitaire est devenue un simple butin, et à la place des Lauzun et des Richelieu, ce sont les Dandin, les Jourdain, les Turcaret, qui se croient le droit de sacrifier à leur débauche l’honneur des filles de manant, la vie et la dignité humaine, et de donner au peuple leurs bâtards à élever ! Pas de fils de famille qui ne se sente né pour exploiter la femme et goûter, aux dépens de la honte et de la misère des filles du peuple, des plaisirs de gentilhomme.

C’est pourtant cette queue de l’ancien régime qui s’intitule : ordre, religion, famille !