Page:Leo - Marianne.djvu/207

Cette page n’a pas encore été corrigée

d’être combattus, si l’amour humain eût proscrit l’amour bestial, quelle serait aujourd’hui la vie ?

Vous me pardonnerez d’avoir pris ce sujet à l’origine, parce que c’est à la prétendue infériorité naturelle de la femme que se rapporte nécessairement toute l’argumentation de ceux qui l’infériorisent dans la vie sociale, et que c’est à cette infériorité sociale que nous devons les désordres de nos mœurs et la plupart des misères qui déshonorent notre civilisation.

La femme s’appartient-elle à elle-même ? doit-elle obéir ? Tout est là ; car, si elle doit obéir, elle n’est pas responsable, et la dignité, la vertu, ne sont à son usage que des mots dépourvus de sens. L’amour n’est plus que le plaisir, autrement dit la débauche, et la famille n’est qu’une institution légale. Si la femme doit obéir, elle ne contracte pas seulement les vices de l’esclave, elle donne à l’homme ceux du tyran et du plus abject de tous, le sultan polygame.

Regardez le monde actuel : partout, à tous les degrés, l’instruction de la femme est inférieure à celle de l’homme ; partout la femme est tenue à part de l’action féconde, intelligente et prépondérante. Riche, elle est condamnée à l’oisiveté et aux vices qui en résultent ; pauvre, au travail le plus infime et le moins rémunérateur, ou, ce qui est encore plus cynique, elle fait les mêmes travaux que l’homme à moitié prix. Avilie par la loi, avilie par l’opinion, il faut bien que sa valeur, économiquement parlant, subisse une dépréciation analogue.

Elle vit donc pour ne pas mourir, travaille de l’aube à minuit pour un peu de pain, est humiliée toujours et souvent insultée. Jeune, elle doit se passer de toute distraction, de toute parure, de tout plaisir, et c’est dans une situation pareille qu’un tentateur vient présenter à ses lèvres la coupe de la vie. Elle se livre à lui pour bien peu ; quelquefois ceux qui lui donnent le travail, ses maîtres, la prennent pour rien, sur une simple menace de renvoi. En tout ceci, la débauche règne et déborde ; et cependant il naît chaque année plus de 50,000 enfants sans père et sans mère, dont la charité sociale laisse périr la plus grande part ; il y a un nombre double ou triple de filles jetées hors de la famille, dans l’inconduite ou la prostitution ; les enfants-trouvés qui survivent vont peupler les maisons de correction, les bagnes ; et l’on parle chaque jour de sauver la famille en conservant tout cela !

C’est que pour ces sauveurs, la famille légale, où ils vont retrancher la seconde moitié de leur vie, est tout. La femme étant faite pour l’homme, à ce qu’ils veulent croire, après avoir exploité la fille pauvre pour leur plaisir, en s’imaginant la mépriser, ils vont épouser la fille dotée, qui, en raison de l’infériorité féminine, n’a rien à faire de sa propre vie que d’enrichir un homme et mettre en relief ses vices ou ses talents, en subissant de même son despotisme.

Mais, ainsi formée, la famille n’est qu’un corps sans âme, un cadavre. D’un côté, un homme qui a jeté à l’hôpital, à la voirie, celle qu’il a serrée dans ses bras, les enfants qu’il a créés ; de l’autre, une femme sans pudeur acceptant pour époux ce suborneur d’autres femmes, et pour père de ses futurs enfants celui qui a déjà renié les siens ; car il n’est guère aujourd’hui de fille à marier qui ne sache que l’homme qu’elle épouse à eu d’autres amours. On n’élève pas un édifice solide sur des ruines. Il y a entre ces deux êtres une communauté d’intérêts, non de foi et de sentiment. L’époux ne se croit obligé à rien ; la femme souffre du vide de sa tête et de son cœur. Ici l’oisiveté aboutit aux mêmes fins que la misère : on n’a donné à la femme d’autre but, d’autre poursuite que l’amour ; il faut bien vivre de quelque chose et la vie ne clôt pas à vingt ans.

Mademoiselle, vous m’avez demandé ma foi, la voici : Je crois la femme égale de l’homme et moitié de l’humanité, en valeur aussi bien qu’en nombre. Je crois que le progrès et les forces humaines seront doublés par les forces de la femme, et son action bien plus que doublée, grâce à l’accomplissement de la justice, dont cette révolution fermera le cycle, celui du moins qu’il nous est actuellement donné de concevoir. C’est dans la famille, commencement des sociétés, que s’inaugure par la tyrannie cette lutte entre l’égoïsme et la justice, qui est l’histoire même de l’humanité ; c’est dans la famille que cette lutte se terminera. Le droit de la femme est, hélas ! le dernier mot du progrès ; mais il l’accomplit.

Je crois de toutes les forces de mon âme à l’amour, à l’amour vrai, à la fois idéal et charnel, aspiration de tout l’être, où la femme n’est plus l’idole d’un jour, mais la compagne, l’amie, l’amante de toute la vie ; à l’amour qui élève, moralise, féconde, et dont la famille est le but et l’une des principales joies. J’y crois non-seulement parce que tel est mon sentiment, mais parce que cet amour est le seul qui réponde individuellement à tous nos besoins, socialement à la justice, de même que physiquement il est le seul conforme aux lois naturelles.

Les hommes et les femmes naissent égaux en nombre ; le résultat, le but naturel de l’union est l’enfant ; l’enfant met vingt ans à devenir homme. Voilà, selon moi, les lois physiques, naturelles, qui établissent la monogamie, en dehors de toutes les raisons