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se prétendent chacune la meilleure, il n’y a pas de preuve possible, non plus que de juge sans appel. L’être est autonome, parce que chaque être humain est un organisme spécial et complet qui, en dehors de l’intérêt commun, se suffit ; parce que chacun à part est le type humain et renferme l’humanité.

Hors de ce principe, fondement de légalité et base du droit nouveau, je ne vois d’autre foi que le culte de la force, et d’autre organisation que l’esclavage, et j’admire, sans pouvoir m’empêcher d’en rire, la trouvaille de ces démocrates prétendus, qui pour constituer un État libre placent à sa base la monarchie familiale. Il est tout simple que les partisans de l’ancien dogme social, sectateurs du droit divin, adversaires de la liberté individuelle ne cèdent que pied à pied le terrain, composent avec le progrès et passent en rechignant de l’esclavage à la féodalité, de la féodalité au rachat des serfs ; de là à l’abolition des priviléges nobiliaires, de la contrainte par corps, du livret d’ouvrier, — conservé par force malgré la loi ; — qu’ils s’attachent et se cramponnent à toutes les lois restrictives de la liberté, et n’acceptent la femme que sous deux aspects : mère de famille soumise à l’époux ou courtisane ; — ceux-là sont conséquent avec eux-mêmes, ils ne reconnaissent pas le nouveau principe. — Mais qu’on prétende dater de la Révolution pour venir contester le droit humain à la moitié de l’humanité et pétrir ce qu’on appelle doctoralement la molécule sociale à l’image de la monarchie, ceci me semble grotesque. Après tout, ce n’est qu’une question de classement. N’est pas démocrate qui se dit tel. Le parti, à côté de dévouements purs et sincères, est composé pour une part, les événements le prouvent assez, d’ambitieux hypocrites, qui changent avec la fortune, et de révoltés inconscients, qui imposent des chaînes à autrui avec la même fougue qu’ils ont mise à briser les leurs. La démocratie, dans ces premiers temps, est encore un instinct plutôt qu’une doctrine, une foule plutôt qu’un parti. Pour moi, dans cette confusion, la question de la femme est une pierre de touche, et, sans entrer dans la discussion théorique, où parfois les meilleures volontés se fourvoient, je n’estime démocrate que celui qui ne se rêve point une monarchie au foyer.

D’ailleurs, l’inconséquence est sentie, elle n’est pas sans gêner ceux qui la soutiennent ; aussi est-ce — consciemment ou inconsciemment pour conserver la dépendance sociale de la femme, sans paraître déserter le principe démocratique, qu’a été formulée cette théorie des deux natures et des deux morales, si répandue aujourd’hui. Il fallait bien à ceux qui n’acceptent pas la faute d’Eve un péché originel quelconque. Ce n’est plus Dieu, c’est la nature même qui doit condamner la femme à l’obéissance. On a donc analysé, disséqué, et surtout conclu. Quelques savants ont affirmé, beaucoup de nos savants ont affirmé davantage, que, de par la conformation de son cerveau, la femme était inférieure à l’homme. Or, le fait serait prouvé par de suffisantes expériences, qu’on en pourrait appeler, au nom des habitudes et de l’éducation actuelles ; mais il ne l’est nullement ; j’ajoute qu’il est à peine démontrable, fut-il expérimenté dans des conditions tout autres que les conditions ridiculement restreintes et arbitraire dans lesquelles on a prétendu le constater. Enfin, par impossible, il serait absolu qu’il ne détruirait pas le droit de l’être humain à se gouverner lui-même, ce droit reconnu aujourd’hui à l’homme le plus pauvre d’intelligence comme au plus savant ; il resterait à mettre la femme en dehors de l’humanité.

Ce n’est pas à vous, mademoiselle, que j’ai besoin de signaler l’illogisme d’une démarcation naturelle et radicale entre deux êtres de même origine, formés des mêmes éléments et si profondément mêlés dans la même matrice. La différence des sexes est dans toute la nature la simple condition du renouvellement de la vie, et ne crée nulle part l’infériorité ni la sujétion. Il fallait que chez l’homme l’ingéniosité de l’égoïsme succédât à sa brutalité pour qu’on arrivât à de telles affirmations. La plus étonnante de toutes est que ce soit au nom de la maternité qu’on ait mis l’intelligence en interdit chez la femme et proscrit pour elle l’instruction. Ainsi la plus grande des fonctions humaines est assimilée à la tâche d’un manœuvre ; la reproduction de l’être humain n’est qu’une affaire de chair et de sang, d’où l’on écarte soigneusement tout ce qui peut animer cette boue et la pénétrer du rayon sacré, et c’est parce que la femme doit être mère qu’elle doit rester ignorante et uniquement occupée de détails grossiers et de pensées vides !

Rien de plus insensé ni qui prouve mieux à quel point l’homme a peu le respect de sa propre nature et le sens de son perfectionnement. Et cependant cette grossièreté de conception est presque générale ; de grands utopistes ne se sont occupés de la reproduction de l’être humain qu’au point de vue matériel ; jusqu’à ne tenir compte dans l’union que des formes extérieures, et l’on entend parler encore en démocratie de choses semblables. Il semble que Prométhée n’ait point encore dérobé le feu du ciel, ou que l’on ignore quelles sont dans l’humanité les forces créatrices par excellence. Ah ! si dans l’œuvre sacrée, l’intelligence, l’enthousiasme et le dévouement eussent été appelés au lieu