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bras de Fauvette, la fit asseoir tout près d’elle, et lui prenant les deux mains :

— Écoute, lui dit-elle, il faut que tu sois ma sœur. Nous ferons ensemble pour les autres ce que nous pourrons ; toi du moins, tu seras sauvée ! Tu me remplaceras cette Henriette que j’aimais tant. Je n’ai jamais eu d’amie parmi les heureuses, je ne sais pourquoi ; mais je suis contente que ce soit ainsi. Et toi, Fauvette, veux-tu être mon amie ?

— Oh ! je n’avais rien rêvé de pareil jamais, disait l’ouvrière en pressant de ses mains tremblantes les mains de Marianne. Si je vous aime !

— Dis-moi tu, comme je te le dis ; je te le répète, tu es ma sœur ! Tout à l’heure, en appuyant ma tête sur ton sein, le cœur plein des souffrances que tu venais de me révéler, j’ai compris, j’ai vu, un devoir nouveau, dont je n’avais encore eu l’idée que d’une façon confuse. Laisse-moi te dire : j’ai vu que c’était une chose insensée que les femmes fussent ennemies, comme elles sont, les unes des autres, et divisées en classes qui ne se confondent jamais, se méprisant ou s’injuriant seulement de loin. Car, vois-tu, dans cette exploitation infâme qui se fait de la femme et de l’amour, leur intérêt, à elles toutes, est de s’unir et de se défendre. Quand une fille riche épouse l’amant d’une fille pauvre, elle ne commet pas seulement un crime contre l’abandonnée, mais contre elle-même, contre l’amour, contre la nature. Quand elles consentent à l’abandon et à l’avilissement des autres femmes, elles perdent elles-mêmes l’amour qui, traîné de la débauche au calcul immonde et menteur, n’existe plus. Elles ne sont plus aimées, elles ne peuvent pas l’être ; l’amour, qui devait faire l’honneur et le charme de leur vie, a péri pour elles dans le naufrage de leurs sœurs pauvres, et il ne leur reste plus que le fantôme du mariage et de la maternité, un mannequin solennel dont l’âme est absente. Par l’égoïsme, la femme a perdu l’amour. Moi, ma sœur, je n’ai pas voulu de ce mensonge ; mais je n’avais agi que pour moi-même, par honneur et par fierté ; je ne pensais pas à toi. Aujourd’hui je comprends mon devoir envers toi comme envers moi-même, et je te dis ce que toute fille riche, si elle avait assez de cœur et de sens, dirait à toute fille pauvre : Je fais alliance avec toi, ma sœur. Assez longtemps nous avons été trompées et exploitées l’une par l’autre. Unissons-nous dans cette alliance, nous retrouverons le bonheur et la dignité ; l’homme retrouvera l’honneur et l’humanité l’amour. Maintenant, si je n’avais pas déjà refusé Albert, si je pouvais l’aimer encore, je te dirais : Je m’incline devant ton droit ; toi seule dois être sa femme, si tu peux lui pardonner.

Fauvette secoua la tête.

— Il ne voudrait pas, dit-elle, et moi…

— Permets-moi d’être juste. Sois ma sœur, je te l’ai déjà dit, et partage avec moi ; quand tu seras riche, M. et Mme Brou consentiront, je l’espère…

— Et Albert aussi, n’est-ce pas ? Lui qui m’a rejetée pauvre ! Non, n’insiste pas. Je veux être ta sœur en effet, mais de cœur seulement et sans dot. Si je pouvais épouser, grâce à de l’argent, celui qui m’a repoussée et insultée, serais-je ta sœur ?

— Eh bien ! reprit Marianne en l’embrassant avec transport, soit, tu as raison. Quelque jour peut-être, ton cœur guérira, et tu pourras encore être heureuse. Laisse-moi espérer que tu le seras et permets-moi, chère sœur deshéritée, de me charger de ton avenir. Le 10 octobre prochain, je serai majeure, libre de mes actes et de mes biens. Ce jour-là, tu viendras me retrouver, Fauvette, promets-le moi.

— Oh ! vous voulez vous charger ainsi d’une pauvre fille qui a si peu mérité que moi ? Mais c’est impossible ! Je ne veux pas, je vous ferais tort.

— Ne parle pas ainsi, ne t’éloigne pas de moi déjà ; traite-moi en sœur comme tout à l’heure. Je suis venue à toi, l’âme flétrie de dégoût et de douleur, et, près de toi, j’ai retrouvé l’enthousiasme et l’espérance. J’ai besoin de toi, tu le vois ; tu rassures ma conscience, tu m’indiques mon devoir, et tu seras ma rançon. Car, songes-y, Fauvette, qu’ai-je fait, moi, pour être honorée comme je le suis ? Ai-je souffert le vingtième de tes douleurs ? ai-je subi la moindre de tes épreuves ? Ceux qui oseraient te mépriser me diraient honnête. C’est sans avoir lutté ? Va, tu vaux mieux que moi, et, pour ne pas t’honorer, il faudrait que je fusse abjecte ou stupide. Aie confiance en moi, je t’en prie, et comprends bien mon sentiment devant toi. En me rappelant ta cruelle histoire, je me sens humiliée de mon bonheur, des facilités de ma vie. Je t’ai pris ta part, hélas ! et c’est par moi que tu as souffert ! Laisse-moi te la rendre, Fauvette ; ma conscience le veut, et j’en ai besoin !

La jeune ouvrière palpitait sous cette parole ardente, qui l’éblouissait en l’enivrant d’idées, d’impressions nouvelles. Elle mit sa main dans la main de Mlle Aimont.

— Je me confie à toi, lui dit-elle, car je t’admire et t’aime bien.

Elles s’embrassaient de nouveau avec effusion, quand l’horloge sonna. Fauvette s’arracha des bras de Marianne.

— Je ne veux pas, dit-elle, oublier la malheureuse dans la joie que tu me donnes. N’est-ce pas huit heures ?

— Oui, dit la jeune fille.